En préparant mon article d’hier sur le fascisme archéologique et l’antifascisme bon teint, j’ai pris le temps de regarder une vidéo de Pier Paolo Pasolini discourant à propos d’une ville érigée par le régime fasciste de Mussolini. Pour ceux qui l’ignorent, Mussolini avait de très grands projets urbains et architecturaux pour l’Italie. Lui-même disait que « l’architecture est le plus grand de tous les arts, car il comprend tous les autres ». Cela se traduit de deux manières. D’une part, l’assèchement des marais pontins permet la fondation de villes nouvelles dans le Latium, deux en particulier : Latina et Sabaudia, entièrement érigées selon des plans savamment étudiés.
“En ce temps là, les jeunes, à peine enlevaient-ils leurs uniformes et reprenaient-ils la route vers leurs pays et leurs champs, qu’ils redevenaient les Italiens de cinquante ou de cent ans auparavant, comme avant le fascisme. Le fascisme avait en réalité fait d’eux des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de l’âme, dans leur façon d’être.”
Dans ce texte qui analyse la nature et la destination de l’avant-garde en opposition au kitsch, Greenberg conclut sa réflexion avec quelques pages sur les régimes totalitaires et les arts. À savoir que si les régimes totalitaires, parmi lesquelles le fascisme de Mussolini, avaient de grandes ambitions – le Duce rêvait d’avant-garde – il leur était impossible d’en imposer les vues aux masses :
“Si en Allemagne, en Italie et en Russie, la tendance officielle de la culture est aujourd’hui au kitsch, ce n’est pas parce que leurs gouvernements respectifs sont contrôlés par des philistins mais bien parce que le kitsch y représente la culture de masse, comme partout ailleurs.”
En 1939, le critique d’art américain avait cerné le problème que devait rencontrer le fascisme et de façon plus large le totalitarisme. La conséquence en est ce dont Pasolini dresse le constat : les représentations architecturales, entre autres, sont restées à échelle humaine. (Parenthèse pour les fans du réalisme socialiste, je m’occuperais de ça dans un article ultérieur. La question étant complexe, je voudrais prendre mon temps, mais tout ne va pas vous plaire.)
En somme, même si ces régimes pouvaient aimer l’art d’avant-garde, il est toujours plus facile de glisser le message de sa propagande dans des représentations bien connues et assimilées que dans des formes élitistes :
“Le kitsch fait mieux l’affaire, il permet au dictateur de rester à l’écoute de l’ “âme” de son peuple. Si la culture officielle s’élevait au-dessus du niveau général des masses, il y aurait risque d’isolement.”
Hors de question pour ces régimes de risquer l’isolement culturel, leur défaite dans le champ des arts d’avant-garde était assurée. On peut reconnaître à Mussolini d’avoir essayé, un temps, avec le futurisme et le Gruppo 7 à sa suite, d’élever l’art italien mais :
“Mussolini semble avoir compris sur le tard qu’il lui serait plus utile de satisfaire les goûts culturels du peuple italien que ceux de ses maîtres, car c’est à lui qu’il faut procurer des sujets d’admiration et d’émerveillement. L’élite, elle, peut s’en passer. Mussolini annonce donc un “nouveau style impérial”. Marinetti, Chirico et leurs semblables sont jetés aux oubliettes et la nouvelle gare de Rome ne sera pas moderniste.”
Tout cela rejoint ce que je disais hier, à savoir que le fascisme qualifié d’archéologique par Pasolini, n’a jamais constitué de réel danger pour la culture en ce qu’elle a de profond, le fascisme dans les arts, est une dégradation de ses propres ambitions. Mais alors Saubadia, dis-moi, pourquoi les antifascistes progressistes sont plus dangereux que les fascistes réactionnaires ? Et Pasolini de répondre :
“Aujourd’hui il arrive l’inverse, le régime est démocratique, mais cette acculturation, cette homologation, que le fascisme n’est pas arrivé à obtenir absolument, le pouvoir de la société de consommation arrive à l’obtenir parfaitement.”
Aujourd’hui je dirais que le fascisme réside dans l’insidieuse négation de toute forme d’aspérité à la pensée dominante. Ce que Mussolini n’a pas obtenu parla violence, le libéralisme-libertaire à son plus haut stade de développement est parvenu à le faire en douceur. Je rappelle qu’en dernière instance, le fascisme est l’allié objectif du capitalisme. Nous ne faisons qu’assister à une étonnante fusion d’un libéralisme mâtiné d’autoritarisme dont la police n’est plus constituée de factions armées, mais de consommateurs wokes. Il n’y a plus besoin de surveillance (depuis le haut vers le bas) puisqu’on a la sous-veillance (tout le monde se surveille). La société s’en trouve aplanie, affadie, rien ne doit plus sortir du rang sous peine de mort sociale. L’ordre moral est à son apogée. Et dans ma tête, résonnent ces quelques mots, de Pasolini, encore-lui :
« Scandaliser est un droit, être scandalisé, un plaisir. Le refus d’être scandalisé, une attitude moraliste ».