« La mystique républicaine, c’est quand on mourait pour la république, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. »

Charles Péguy fut sans nul doute l’expression la plus représentative du vivier intellectuel catholique de la fin du XIXe  siècle (aux côtés de noms aussi célèbres que ceux de Léon Bloy, Georges Bernanos ou Thérèse d’Avila, et des plus méconnus Ernest Psichari ou Raïssa Maritain).

De plus en plus isolé au fil de sa vie en raison de son intransigeance, patriote et dreyfusard, socialiste et chrétien, suspect à l’Église comme au parti socialiste et ignoré jusqu’à sa mort du grand public, c’est l’un des rares intellectuels de l’époque échappant aux étiquettes. Hétéroclite, il témoigna tour à tour contre le matérialisme du monde moderne, la tyrannie des intellectuels de tout parti, les manœuvres des politiques, la morale figée des bien-pensants et le terrible égoïsme du bloc bourgeois. Le poète appelle de tous ses vœux et de tous ses vers la « génération de la revanche ». Lieutenant durant la Première Guerre mondiale, il tombera à la tête de sa compagnie d’infanterie, frappé d’une balle au front, à Villeroy, le 5 septembre 1914, veille de la bataille de la Marne.

Il faut bien admettre que, longtemps traité avec méfiance suite à sa réutilisation posthume par la droite réactionnaire, la pensée novatrice de Charles Péguy est redécouverte par toute une génération d’intellectuels qui en a fait son nouvel étendard. C’est comme si celui-ci sortait de sa tombe pour éclairer de son œil vivace les perditions de notre époque (qui ne sont à bien des égards que la continuité de celles qu’il analysait déjà en son temps). On redécouvre le penseur et sa fameuse critique du monde moderne. Et il faut donc revenir sur le penseur politique, sur ce pourfendeur d’un socialisme qui a perdu son âme pour mieux comprendre où nous en sommes.

Péguy contre l’argent : l’éloge de la pauvreté

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La pauvreté est au centre de l’œuvre « péguiste » et pour cause, Charles Péguy naît en 1873 à Orléans d’une mère rempailleuse de chaises et d’un père menuisier. Ce dernier meurt alors qu’il n’a que quelques mois et laisse l’orphelin et sa mère dans une grande misère. Pour autant, celui-ci vit une enfance heureuse, enfance qu’il contera dans son ouvrage, en partie autobiographique, L’Argent en 1913.

« On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait. Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.  »

Cette ode aux vertus de la pauvreté lui fait distinguer celle-ci de la misère. À ses yeux, la misère est ce mal du prolétaire qui le rend laid, faible et misérable en pervertissant son âme. La pauvreté, outre qu’elle est et restera une notion relative (on est pauvre par rapport à d’autres qui le sont moins ou qui sont riches), en ce sens qu’elle n’entame pas nécessairement la dignité de l’être humain, n’est pas à elle seule une violation des droits fondamentaux de l’Homme. Et c’est justement à partir de cet éloge de la pauvreté, qui fortifie le corps et l’esprit et qui apprend l’humilité, si absente dans les classes bourgeoises de l’époque, que Péguy dévoile sa critique d’un capitalisme naissant. Sans se montrer anachronique et lui prêter un hymne à la « common decency » orwellienne, on voit chez Péguy (et sa catholicité n’y est pas pour rien) cet attachement aux petites gens, bénéficiant d’une philosophie populaire inspirée par leur rude condition de vie.

Edwy Plenel, lui, retient surtout de Péguy sa critique (prémonitoire) du capitalisme et du règne de l’argent: « Péguy était en colère contre son époque, qui est très semblable à la nôtre », explique-t-il dans un entretien au Nouvel Observateur, « une époque de transition, de révolution industrielle, de spéculation financière, un ébranlement économique, géopolitique, social. Et il est en colère contre l’universelle marchandise. Voilà sa cible : l’abaissement dans la marchandise, dans l’argent. Et c’est le socle de sa colère : l’universelle marchandise, qui prend tout, qui prostitue tout, qui uniformise tout. »

Chez Péguy, le « peuple » s’oppose à la « bourgeoisie », les premiers connaissant les rudes réalités de la vie, les seconds oisifs et responsables des excès capitalistes.

Péguy contre les antidreyfusards : le triomphe de la vérité

« Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste : voilà ce que nous nous sommes proposés. »

Comment parler de l’intellectuel sans son plus grand engagement, l’affaire Dreyfus ? En 1894, lorsqu’est mis en accusation le capitaine Alfred Dreyfus pour haute trahison, Péguy en est alors au début de ses études universitaires et est révolté contre le climat antisémite de son époque et des milieux qu’il fréquente à l’École normale supérieure. Très vite, celui qui s’est depuis peu converti au socialisme comme on entre dans les ordres s’indigne contre cette affaire. Rien d’évident dans cette affirmation car aussi étonnant que cela puisse paraître, à l’époque, les socialistes se désintéressent volontiers de ce scandale qui ne concerne que la « grande muette ». De fait, ils rechignent à défendre un officier bourgeois. Ce serait distraire leur énergie de la seule lutte qui vaille car elle a pour enjeu l’humanité même de l’homme : la lutte des classes. Cependant un élément vient bouleverser l’ordre des choses: suite à la publication de « J’accuse » dans L’Aurore, qui paraît le 13 janvier 1898, Péguy s’engage et fréquente ainsi le fleuron de la pensée dreyfusarde. Parmi ses amis, on peut compter Albert Mathiez, le futur historien de la Révolution, Jules Isaac ainsi que les frères Jérôme et Jean Tharaud. S’en suivra alors une bataille acharnée contre les antidreyfusards jusqu’au dénouement de l’affaire en 1906.

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Ce qui marque avant tout l’intellectuel lors de ces longues années pour faire émerger la vérité, c’est l’antisémitisme pharamineux qui alimente et motive la haine profonde que ces derniers entretiennent pour le colonel Dreyfus. Il écrit : « Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l’ancienne France et aujourd’hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras n’est pas pour un atome un homme de l’ancienne France ». La bataille fera rage durant douze longues années et, s’il n’est pas le plus connu des défenseurs d’Alfred Dreyfus, Péguy tiendra cette place discrète mais essentielle, se tenant toujours là où la vérité méritait qu’on se batte pour elle.

Péguy contre Jaurès : deux traditions socialistes en confrontation

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On ne peut faire l’impasse sur l’opposition Péguy/Jaurès, même si elle est encore chargée passionnellement. Elle paraît essentielle pour qui veut saisir Péguy : cette polémique est finalement présente dans toute l’œuvre de Péguy, et ne naît pas avec le coup de Tanger en 1905 ou lors du débat sur la loi de trois ans en 1913.

Si l’admiration de Péguy pour Jaurès est dans un premier temps forte et sincère, la figure de Gustave Hervé va remettre en question la fidélité de Péguy à Jaurès ou, plus justement, la fidélité de Jaurès à Péguy.

C’est dans Notre Jeunesse que Péguy explique le mieux les raisons de sa rancune. Il explique en quoi l’alliance avec le hervéisme a dénaturé, entre autres, le combat authentique du dreyfusisme: « Tout le mécanisme a été démonté, détourné, remonté à l’envers, depuis que Hervé est venu, de ce que Hervé est venu. Hervé est un homme qui dit au contraire », souligne Péguy. L’enjeu originel du dreyfusisme était de montrer que Dreyfus n’était pas un traître, qu’il était innocent, qu’il était un soldat français au service de la France et non un représentant masqué du « parti de l’étranger » comme le pensaient les nationalistes. Cependant, Péguy insiste sur un point. Les dreyfusistes représentés par Bernard Lazard (dont Péguy fait une émouvante apologie dans ce même texte) et les antidreyfusistes menés par Charles Maurras, Maurice Barrès et Édouard Drumont parlaient le même langage, avaient les mêmes exigences, c’est-à-dire « les mêmes prémisses, le même postulat patriotique ». Il s’agissait pour les uns comme pour les autres de montrer lesquels étaient les plus français, les plus fidèles à l’idéal français, les plus fidèles à la France: « Les antidreyfusistes disaient : La trahison militaire est un crime et Dreyfus a trahi militaire. Nous disions : La trahison militaire est un crime et Dreyfus n’a pas trahi. Il est innocent de ce crime », écrit Péguy.

Avec le hervéisme, la vision du monde des dreyfusistes et des antidreyfusistes n’est plus commune. L’antipatriotisme d’Hervé contamine le débat et donne alors raison, selon Péguy, aux antidreyfusistes qui accusaient les dreyfusistes de représenter « le parti de l’étranger ». « Hervé est un qui dit, et Jaurès laisse dire à Hervé, et Dreyfus même laisse Jaurès laisser dire à Hervé, et en un sens, et en ce sens au moins Dreyfus même laisse dire à Jaurès même : Il faut être un traître », explique Péguy.

À partir de ce moment, les tensions se forment et ne quitteront plus les deux hommes. S’ils se garderont en estime tout le long de leurs vies compte tenu de leur engagement passé, ils emprunteront des chemins bien différents. L’un, politicien de renom et grand humaniste combattant sur tous les fronts pour que vivent les idéaux socialistes, l’autre, fervent poète, habité de la foi la plus intime qui soit.

Péguy contre le monde moderne : intransigeance de la mystique et écueil du politique

« Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa propre mystique et tout finit par de la politique. »

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C’est avec cette phrase, à première vue énigmatique, qu’on peut résumer le fil directeur qui conduit toute la pensée de l’auteur. De ce fait, il estime que chaque idéologie, chaque valeur a un sens profond et originel (la mystique) mais finit toujours par se perdre et se pervertir au contact du monde moderne (la politique). Ainsi à la grande question qui détermine toute la vie politique à savoir « république ou monarchie ? », Péguy répond sans vergogne : peu importe tant qu’elles respectent leurs mystiques respectives.

En 1908, date pivot, Péguy renoue avec la foi catholique de son enfance. Celle-ci va infuser dans toute son œuvre et va servir sa critique du monde moderne. Pour lui ce monde, c’est celui qui veut sciemment supprimer la métaphysique au nom du progrès. Il conteste la linéarité de l’histoire que prônait alors les positivistes, foudroie le capitalisme et la machinisation qui selon lui aliènent les corps et les esprits. Surtout, il en veut à « l’argent », responsable à ses yeux des maux et des névroses du siècle et de celui à venir. L’érection de la science et de l’argent dans le rôle de nouveaux dieux, voilà le problème pour Péguy, qui dénonce « le monde de ceux qui font le malin », qui ne croient en rien et en sont fiers.
Ainsi, relire Péguy pour son souffle et son extraordinaire plume, son art de la scansion et du verbe, voilà déjà une première mission raisonnable pour l’immense majorité de nos contemporains.

 

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À propos de l’auteur

L'anarchiste tory le plus cool du web. Promoteur de common decency dans les dents du libéralisme. Je lutte pour une union du souverainisme et du socialisme

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