Le réel est en danger aujourd’hui. Non pas le réel en lui-même, évidement, mais la perception du réel est en danger, et partant sa compréhension.

Cette notion simple et directe, le réel, cache pourtant une véritable complexité car non seulement le réel nécessite un travail de réflexion, de pensée, de théorisation afin d’être compris, mais aussi ce travail de réflexion doit être nécessairement fait à partir d’observations qui ne manqueront pas d’être différentes. Le réel étant l’objet d’une universelle observation, il est également l’objet d’un universel malentendu.

Chacun se meut dans le réel – puisqu’il n’y a pas d’autre choix – chacun possède donc son exclusivité, sa part de souveraineté sur l’observation du réel, qui est elle-même un morceau, un sous-ensemble du réel total, constitué de la somme des parties.

 

Le propos qui est défendu ici est que tout le vice, tout le mal du monde, tous les mensonges et toute la propagande se cache dans le fait que nous ne possédons que notre propre version du réel, et que nous devons dès lors faire confiance aux autres pour nous retranscrire la leur. C’est dans cet interstice que Satan se dissimule.

 

L’histoire témoigne que la politique, les politiques, et les propagandes qui les accompagnent, ont gravement distordu la perception du réel. Des peuples entiers, des nations et des générations ont vécu et vivent dans une compréhension du réel rendue complétement difforme par la politique.

Les propagandes font valoir certains faits, certains hommes, certains événements, certaines idées, certaines images. Elles mettent en scène un scénario savamment élaboré, introduisent certains jeux de lumière, dirigent les acteurs, et composent la musique… elles montent ainsi un film arrangeant, une publicité. Le peuple voit ce qu’on veut qu’il voit et ne voit pas ce qu’on ne veut pas qu’il voit.

À chaque parti sa propagande, et notre environnement, saturé par les partis, est donc saturé des diverses propagandes qui les accompagnent ; si bien que nous ne pouvons plus nous renseigner sans consulter une de ces propagandes. Un travail de modestie, de recul, et d’honnêteté est alors nécessaire : c’est à la raison de faire sa besogne (si on définit la raison comme la constatation du réel).

Dans un univers saturé de propagande, certaines méthodes existent. Il est possible déjà de constater le décalage entre son réel propre et le réel frauduleux des propagandes. Si une telle comparaison est impossible, ce qui est souvent le cas, il est possible alors de comparer les différentes propagandes entre elles afin de déceler les mensonges manifestes, qui ne manquent jamais d’être présents. On peut ainsi approcher le réel par approximation et élimination. Mais cette approximation ne sera pas encore le réel, car il se peut que deux propagandes concurrentes et ennemis et même en guerre s’entendent tacitement sur des éléments du réel à occulter.

Signalons qu’aujourd’hui les moyens de propagande, donc les moyens de distorsion du réel, ont atteint un point de développement inédit dans l’histoire. Une propagande peut prendre aujourd’hui la parfaite allure de l’honnête homme : on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Les propagandistes modernes, les communicants, savent aujourd’hui distiller avec une précision scientifique un mensonge décisif au milieu d’un océan de vérités. Ils connaissent sur le bout des doigts les techniques permettant de convaincre les masses ; de les persuader ; de les distraire ; de les émouvoir ; de les décontenancer ; de les faire douter ; de les retourner ; de les diriger vers une impasse ; de les perdre.

Il ne faut cependant pas oublier qu’à l’inverse, une propagande patentée, certifiée comme propagande, grossière, une propagande dont tout le monde sait qu’elle est une propagande, peut ponctuellement avoir raison.

 

Autre élément : une étude sérieuse du réel nécessite de prendre garde aux symboles, aux slogans, aux étiquettes. Un puissant fétichisme des symboles sévit encore ; qui est en quelque sorte la victoire de la forme sur le fond. Les symboles sont trompeurs, et ne sont jamais rien d’autre qu’un mensonge triomphant et orgueilleux, une simplification opportune du réel. Le réel ignore les symboles, les slogans, les étiquettes. La civilisation aura fait un grand pas le jour où les symboles seront inutiles et abandonnés.

 

Pour toutes ces raisons, la constatation du réel doit être placée au-dessus de tout développement politique. Le réel doit constituer la base, le socle depuis lequel les développements intellectuels sont permis. Un pas hors du réel et c’est la chute : il faut s’en tenir avec une fermeté absolue. Il peut arriver qu’un fait, une constatation, vienne ruiner un édifice intellectuel construit avec patience ; et bien il est bon que cet édifice s’écroule.

 

Enfin, le réel est en danger aujourd’hui car le focus mis sur le spectaculaire a provoqué une grave distorsion du réel. Cette loi du focus sur le spectaculaire est générale, elle est particulièrement vraie toutefois en ce qui concerne l’univers des médias : télévisions, radios, internet, etc… Là où il y a écran, là où il y a parole publique, le spectaculaire est considérablement favorisé. La politique est également prise dans cette loi, et, du reste, s’en accommode bien. Il est bien trop facile pour les puissants d’agiter quelques événements spectaculaires afin de masquer leur politique réelle.

Quasiment seuls les événements spectaculaires ont aujourd’hui droit de séance dans les médias. Eux seuls quasiment ont droit d’occupation, de discussion, de débat, d’attention. Or, le spectaculaire n’est qu’une infime partie du réel. La grande majorité du temps le réel est ennuyeux, monotone, ou pour le moins non-spectaculaire.

Sous le règne du spectaculaire, il y a comme une occultation, une dissolution, une disparition du réel. Et combien cette occultation est malheureuse… certains vivent aujourd’hui dans de véritables mondes imaginaires… leur réel, leur propre réel leur échappe se dérobe et s’enfuit. Leur propre réel n’est plus qu’une vision, une évanescence.

 

Enfin je ne voudrais pas terminer trop gravement. Imaginons une époque de propagande universelle, où rien du réel ne passerait dans l’espace public sans passer par le filtre d’une propagande unifiée, unique : et bien ce monde intégralement propagandisé présentera des failles, puisqu’il y aura toujours un décalage entre le réel et la propagande. Il y aura donc toujours des gens placés adéquatement pour constater ce décalage, et le communiquer aux autres.

Je crois même que la raison, qui est la constatation du réel, s’est suffisamment développée pour atteindre une certaine solidité. Elle peut être combattue, attaquée, trahie, réduite, laissée pour morte, mais elle ne peut plus mourir, elle s’est ancrée et mourra en même temps que l’homme.

 

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Gauche sans gauchisme
Morale sans moraline

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