Le cinéma américain et son soft power en Europe au XXè siècle
Petit avertissement de départ : Ceci est un essai réalisé durant mes études, que je recycle honteusement ici. Il était à l’origine écrit en anglais, et malgré ma relecture il est très probable qu’il soit devenu indigeste en passant par l’étape de traduction (automatique, puis corrigée par moi ensuite). Si vous trouvez cela vraiment trop fastidieux à lire, ce qui serait parfaitement compréhensible, je vous conseille d’aller jeter un oeil à la bibliographie disponible tout en bas qui contient moult sources toutes plus intéressantes les unes que les autres sur le sujet abordé ici. Ah et il n’y aura pas d’illustrations, parce que j’ai la giga-flemme, à moins que quelqu’un ne se porte volontaire pour le faire à ma place. Voilà, vous êtes prévenus.
Partout dans le monde, mais surtout en Europe, les cinémas rouvrent. C’est l’occasion pour les familles d’aller voir un des derniers blockbusters américains qui inondent l’industrie du cinéma de nos jours. Pourtant, pendant longtemps, la domination étasunienne n’était pas assurée ; le combat pour l’hégémonie culturelle fut de longue haleine, au cours du siècle dernier. Comment les États-Unis ont-ils imposé leur puissance culturelle à travers le cinéma dans les pays européens ? Nous tenterons ici d’expliquer les causes de l’invasion du cinéma américain en Europe au XXe siècle, ainsi que son lien étroit avec la propagande ou, plus subtilement, le soft power étasunien.
I – Avant-guerre : L’Europe, une domination fragile
Au début du XXe siècle, le cinéma le plus célèbre et le plus inspirant au monde était français. Une chose des plus normales après tout ; le cinéma est une invention française, par les Frères Lumière qui ont organisé la première séance de cinéma commercial en 1895 (suivi de près par l’Américain Thomas Edison, en 1896). Les cinéastes français sont une inspiration dans le monde entier, et en particulier Georges Méliès qui est probablement devenu, en imposant le cinéma comme divertissement ainsi qu’en inventant les effets spéciaux, le cinéaste le plus influent de tous les temps. L’école de Brighton, anglaise (dont l’existence est contestée par les milieux d’histoire de l’art aujourd’hui), invente de nouvelles manières de filmer des scènes encore pratiquées aujourd’hui, tandis que de l’autre côté de l’océan Atlantique le cinématographe inventé par Edison peine à innover et circule surtout dans les foires (d’où naîtra d’ailleurs le comique burlesque qu’ils importeront chez nous par la suite). Le tout début du XXe siècle est marqué par la domination cinématographique de l’Europe, provoquée surtout par son avance technique, se traduisant, aux Etats-Unis en 1908, par le chiffre impressionnant de 45% de films étrangers projetés dans le pays (les trois quarts sont produits par la société française Pathé). Un pourcentage qui ne se reproduira jamais à l’avenir. En effet, alors que tout semblait sourire au cinéma européen et français, particulièrement après la tentative ratée d’introduction du cinéma américain dans les pays européens par Edison, ils souffraient en réalité de plusieurs faiblesses.
Ceux-ci étaient tout d’abord étroitement limités par la réglementation sur leur propre continent, ce qui signifiait qu’ils dépendaient énormément des revenus réalisés aux États-Unis, de plus ils n’avaient pas prévu l’arrivée de longs métrages. Les cinq années qui précèdent la Première Guerre mondiale sont cruciales et permettent une restructuration des sociétés de production américaines qui profitent ainsi de l’immense succès des premiers longs métrages (tendance initiée par le cinéma italien L’enfer mais rapidement exploité par Adolph Zukor). En 1914, 90 % des films projetés aux États-Unis sont à présent américains, et le cinéma américain est soutenu par un énorme marché de 15 000 salles de cinéma dans tout le pays, générant d’énormes revenus. En comparaison, les 1500 salles de cinéma françaises faisaient pâle figure, même si à l’époque 80% des films en France étaient encore français. Tout était prêt pour que le cinéma américain déchaîne sur le monde avec la formidable puissance de son marché intérieur, bénéficiant d’une croissance et d’un dynamisme forts, et la Première Guerre mondiale en fut l’occasion.
II – Première Guerre Mondiale : Woodrow Wilson enculé
En effet, les entreprises de production européennes doivent arrêter de filmer pendant la guerre, tandis que les sociétés américaines ne souffrent pas de ce handicap. Leur principal concurrent, Pathé, est contraint de vendre sa filiale américaine en raison de son incapacité à s’adapter à l’arrivée des longs métrages. En 1916, les salles de cinéma britanniques sont inondées de films américains (à hauteur de 80%) tandis que la France subit l’arrivée des premiers d’entre eux et enregistre un nombre de 30% des films projetés provenant de l’autre côté de l’Atlantique à la même période.1
La Première Guerre mondiale, c’est aussi la prise de conscience par les États-Unis de l’énorme pouvoir culturel que leur confère leur cinéma. Conformément aux théories sur la propagande par la culture d’Edward Bernays, Woodrow Wilson crée en 1917 sa Commission de l’Information Publique dirigé par le journaliste Georges Creed. Le but de ce comité est alors de convaincre les Américains de la nécessité à faire la guerre, une guerre qui serait juste et qui placerait les Etats-Unis à la tête du monde civilisé pour le conduire vers la paix mondiale sous son regard bienveillant. Le CPI possédait évidemment une branche spécialisée dans le cinéma, et Wilson insista pour que les films américains soient projetés dans les pays alliés. D’abord hostile à l’arrivée de l’Etat dans l’industrie cinématographique, Hollywood cède finalement sous la pression du gouvernement et accepte d’inclure 20% des « films éducatifs » réalisés par le CPI dans leurs exportations vers l’Europe. Les Four-Minute Men sont alors présents partout en Amérique, faisant des discours patriotiques avant chaque film, l’industrie cinématographique comprend qu’elle doit s’aligner sur le gouvernement si elle veut exister et adopte un « patriotisme pratique ». Chaplin et d’autres acteurs font le tour du pays pour récolter des fonds de guerre. Les relations entre Hollywood et le gouvernement sont orchestrées par la National Association of the Motion Picture Industry dirigée par William Brady et profondément engagée dans l’effort de guerre (engagement moins patriotique qu’économique : il s’agissait de montrer que le cinéma était une industrie nécessaire à la guerre) ; cet engagement est remercié par une lettre de Woodrow Wilson le 28 juin 1917 expliquant que le cinéma doit être vecteur de valeurs et de projets américains à travers son langage universel. L’art du cinéma est ainsi devenu une industrie avec un but : propager le message politique américain. La propagande de guerre reposait sur une stratégie très simple, appelée hate-the-Huns : elle consistait à dépeindre les Allemands comme de violents barbares. Un des principaux exemples de cette méthode est The Little American par Cecil B. DeMille, mais ce fut loin d’être le seul à un niveau tel que cette nouvelle tendance du cinéma lança une vague de racisme anti-allemand aux États-Unis. Une autre stratégie utilisée était l’utilisation de la comédie ; à travers la dérision de la guerre, sa description comme quelque chose de joyeux, elle fut présentée aux Américains, et dans une moindre mesure à leurs alliés, comme quelque chose de finalement peu important et assez simple à gagner. Les films américains ont, durant cette période, afflué sur la scène internationale, avec peu ou pas de concurrence en raison de l’état de guerre.2
Cette instrumentalisation du cinéma n’est pas le monopole des américains cependant, d’autres pays tentent également de profiter de l’opportunité qu’il représente et la plus notable est la création de l’UFA en Allemagne ; entreprise de production cinématographique créée spécifiquement dans un but de propagande par le commandement suprême de l’armée allemande sur les idées d’Erich Ludendorff qui voulait mener une guerre psychologique. Il ne comptait pas s’arrêter là, mais la défaite de l’Allemagne mit un terme à ses ambitions (reprises plus tard par les nazis).3 Même l’UFA, pourtant très puissante n’a pas réussi à arrêter le succès des films américains en Allemagne, et il en va de même pour tous les pays européens.
III – Entre-Deux Guerres : Le début d’un renouveau européen ?
Après la Première Guerre mondiale, Woodrow Wilson fut contraint de quitter son poste de Président et le gouvernement cessa de s’impliquer dans l’industrie cinématographique. Hollywood était à nouveau libre, mais la période laissa un impact profond. Le seul cinéma en Europe encore capable de rivaliser avec les Américains était le cinéma allemand, grâce à la politique de Ludendorff, mais il souffrira peu après de l’hyperinflation monétaire sous la République de Weimar en 1921. William Hays, à la tête du MPPDA (le syndicat des producteurs américains), en profita pour voyager dans toute l’Europe dans le but de s’assurer la meilleure diffusion possible des films américains, notamment en faisant pression sur les quotas protectionnistes leur étant appliqués. On le sait assez peu, car Hays est surtout connu pour son Code de censure, mais celui-ci était également un fin négociateur : en 1926, 78,6% des projections de films en France étaient américaines, 44,5% en Allemagne et 83,2% au Royaume-Uni. Il est néanmoins important de nuancer ces chiffres au regard du très faible nombre de cinémas sur le continent : l’industrie cinématographique américaine reposait toujours quasiment uniquement sur son marché intérieur, seulement 4% de ses revenus provenaient des exportations.
Le refuse d’une hégémonie américaine est la raison pour laquelle le mouvement Film Europe a vu le jour, après deux ans d’intenses débats, par le premier accord de distribution réciproque de films entre UFA (la plus importante entreprise de production européenne et allemande) et les Etablissements Aubert (une grande société de production française) en 1924. Alors qu’il ne s’agissait encore que d’un accord bilatéral, il était déjà présenté comme le premier pas vers une coopération cinématographique européenne, menée par Erich Pommer (directeur de l’UFA), pour repousser l’influence toujours croissante des États-Unis sur ce marché. Louis Aubert, directeur des Etablissements du même nom, disait alors que « le cinéma européen formera, à côté de la préservation et de la mise en valeur des identités nationales respectives, un tout uniforme qui pourra contrer la concurrence supérieure de l’Amérique. Nous ne sommes pas opposés à l’Amérique, mais nous voulons aussi notre place au soleil, comme nous le méritons ». Il est à noter que les Français étaient ici quelque peu les dindons de la farce, la réalité étant que le cinéma allemand, derrière ces accords de coopération internationale, souhaitait s’imposer à l’Europe. L’idée de Film Europe mit deux ans à se concrétiser, il fallut attendre la stabilisation des monnaies et la fin de la reconstruction d’après-guerre, les accords de distribution entre pays européens devinrent alors de plus en plus fréquents. Les plus notables étant entre UFA, Svenska (première société de distribution suédoise) et la France en 1926 puis entre UFA et Gaumont-British en 1927. Les producteurs américains n’apprécièrent évidemment pas cette nouvelle résistance contre leurs efforts et boycottèrent la Conférence Internationale du Cinéma de Paris en 1926. Cette conférence devint alors une étape importante vers la coopération européenne, de par l’absence des Etats-Unis. Après la conférence, un entrepreneur allemand du nom de Karl Wolffsohn théorisa même un projet de production cinématographique à l’échelle européenne, avec des quotas de participation en fonction de l’importance de chaque pays. Si ce projet ambitieux n’a jamais vu le jour, il inspira deux tentatives, le Syndicat des Films Européens et la Derussa (coopération soviéto-allemande, les deux plus grosses industries de cinéma d’Europe), qui échouèrent en quelques années.4 L’année la plus dure pour les américains sera 1928: la même année, la première Conférence internationale des exploitants de cinéma se tient à Berlin dans le but explicite de réduire l’influence étrangère sur le marché européen, une profusion d’accords est signée entre les pays européens au point de pousser le directeur de l’UFA à reconnaître qu’« un cartel du cinéma européen est de fait établi à présent », tandis que la Grande-Bretagne, la France et l’Italie adoptent la méthode des quotas pour réduire drastiquement l’importation de films américains.
Ce qui fonctionne : en 4 ans la part de films américains en Allemagne tombe à 32%, tandis qu’en France (qui a beaucoup souffert d’une production très faible) elle passe de 76% à 50%.5 Il faut cependant noter que la diminution des parts de marché américaines se fait au profit de l’Allemagne, les autres pays européens en bénéficient en réalité beaucoup moins. On peut constater également que ce conflit économique en apparence était aussi lié à des causes profondément politiques et culturelles, et même interpréter ce mouvement comme une réaction identitaire à une trop grande influence étrangère. D’ailleurs, l’américanisation était vue comme très négative et les films américains considérés comme corrupteurs pour la jeunesse, une perception des Etats-Unis radicalement différente de celle qui arrivera 15 ans plus tard. Les producteurs américains, et les États-Unis, étaient bien sûr furieux et tentèrent un boycott tandis que les pays européens soutenaient que les quotas étaient nécessaires pour préserver les traditions européennes.
Mais tant la crise économique que l’arrivée du son (rendant très difficile l’exportation de films vers un pays parlant une autre langue) ont provoqué la fin de cette première résistance commune à l’hégémonie culturelle des États-Unis. Le son, en particulier, était une révolution technique : la concurrence était désormais entre les deux langues les plus parlées dans le monde, l’anglais et le français. Les deux avaient un marché énorme grâce à leurs colonies et l’objectif était d’en prendre le contrôle le plus tôt possible afin de pouvoir concurrencer financièrement l’autre côté. La Grande-Bretagne s’est alors déplacée de la sphère culturelle européenne vers la sphère anglophone et espérait profiter de son empire colonial pour surpasser l’Amérique, et la France lança un plan nécessaire de restructuration de sa faible industrie cinématographique par la croissance de grandes sociétés cinématographiques telles que Gaumont et Pathé et d’importantes mesures protectionnistes mises en place par le gouvernement après 1933. En 1935, pour la première fois, le cinéma français représente plus de la moitié des films distribués en France (le seul concurrent restant étant les États-Unis).
III – Seconde Guerre Mondiale : Bref interlude nazi et retour du cinéma d’Etat américain
Pendant ce temps, en raison de son langage moins répandu et de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, l’Allemagne s’isole et se concentre sur son marché intérieur, développant une situation d’oligopole puis de monopole sous le régime nazi, avec un contrôle étatique et une censure importants. La Seconde Guerre mondiale et l’occupation de l’Europe par l’Allemagne mettent un terme à la compétition culturelle : les nazis ne veulent pas des importations américaines et produisent des films de propagande pour toute l’Europe sous l’œil de Goebbels et notamment dirigés par Leni Riefenstahl alors que les Américains ne souhaitent pas des importations nazies et produisent des films de propagande (après 1942) avec le soutien du gouvernement (l’un des plus connus étant la série de Capra Why we Fight, composée de 7 films entre 1942 et 1945). Les deux camps utilisent massivement la tactique Us or Them et s’influencent mutuellement : Goebbels était fasciné par les films de Capra et l’équipe de Capra a regardé des films de propagande allemande pour s’inspirer. Les films de Capra ont été une révolution et ont créé de nouveaux standards du cinéma : alors qu’ils n’étaient d’abord destinés qu’aux militaires, ils ont ensuite été projetés dans tous les pays du monde. D’abord en Amérique, bien sûr, puis en Grande-Bretagne, en URSS sous l’ordre de Staline et enfin tous les pays vaincus ont été contraints de le projeter sur leurs théâtres. Dans tous les esprits du monde, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale fut forgée par ces films de propagande réalisés par les États-Unis. Cette nouvelle collusion entre le gouvernement et Hollywood n’allait pas s’arrêter avant des décennies et ces films étaient la deuxième, après Woodrow Wilson, et plus importante étape vers l’affirmation par les États-Unis de leur Soft Power en Europe.6
III – La Guerre Froide : Long mouroir des cinémas européens (sauf un, rempli de vaillants Gaulois résistant encore et toujours à l’envahisseur)
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est en ruine mais la Grande-Bretagne sent que son heure de briller est peut-être venue : alors qu’Hollywood subit quelques difficultés sur le marché intérieur américain, du fait de l’apparition de la télévision, les Britanniques se passionnent du coup pour le cinéma (seul bien de luxe non rationné) et accumulent des dizaines de millions de ventes de billets par an. Flairant une opportunité, et sous la pression de son industrie cinématographique, le gouvernement britannique mit en place un système de quotas et de taxes protectionnistes agressives afin de permettre aux films nationaux de prospérer et de chasser l’influence américaine. Ce fut finalement une terrible erreur : le Royaume-Uni était responsable de plus de la moitié des recettes d’exportation d’Hollywood, qui contre-attaqua furieusement. La pression politique s’accumula et un embargo fut mis en place interdisant l’importation de tout nouveau film britannique. La Grande-Bretagne abandonna sa politique en quelques semaines et, en l’espace d’une décennie, se retrouva complètement écrasée par un cinéma américain permettant le rêve d’une American Way of Life, faisant rêver notamment par sa promotion de la mobilité sociale (faisant cruellement défaut au Royaume-Uni).
L’acculturation britannique fut sévère, mais d’autres pays occidentaux ont rapidement suivi le même chemin : l’Amérique utilisa sa position de vainqueur de la guerre et de nouvelle puissance mondiale pour garantir des accords obligeant ses pays alliés à arrêter ou à affaiblir leur politique de quotas contre l’effacement d’une partie de la dette. Par exemple avec l’accord Blum-Byrnes en France (seul véritable adversaire restant face aux USA sur le marché du cinéma, après l’anéantissement de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne).7 De plus, l’américanisation n’eut pas besoin d’être imposée à la population, qui la voyait déjà comme un symbole de modernité. Cela créa une tendance puissante d’affection pour les films américains au cours de la décennie suivant la guerre. La dernière mais non la moindre des raisons conduisant à la vague américaine sur l’Europe de l’Ouest fut la guerre froide : les deux camps menèrent une uniformisation de la propagande de leurs alliés, la soviétisation du côté oriental et l’américanisation du côté occidental. Après les compétitions continentales puis linguistiques qui ont marqué la première moitié du siècle, le cinéma était désormais séparé entre l’ouest et l’est. La même méthode n’est pas appliquée par les protagonistes ; alors que les soviétiques imposent la doctrine Jdanov brutalement et à travers des États totalitaires contrôlés en sous-main par l’URSS, l’américanisation est bien plus subtile.
Il existe bien sûr des phénomènes de propagande cinématographique directement imposée, menée par l’Etat, notamment en Allemagne qui devient la cible principale des Américains en Europe : les films de propagande étasuniens sont en 1945 les seuls autorisés dans l’objectif de dénazification mais aussi pour contrer la haine anti-américaine dans le pays. Avec le lancement du Plan Marshall, des films de propagande sont réalisés par l’Economic Cooperation Administration et projetés en Europe occidentale pour amplifier le rôle de l’Amérique dans la libération du continent et dans sa reconstruction. Les Européens étaient endettés envers les Américains, et ces derniers voulaient qu’ils le sachent. Le nouvel ennemi était à présent communiste, dans la politique comme dans les films, et les Européens ont dûrent se rallier sous la bannière de la liberté, menée par les États-Unis. Cette nouvelle approche impérialiste fut confirmée par la loi Smith-Mundt en 1948, autorisant le Département d’État américain à utiliser toute la propagande disponible, y compris à l’extérieur du pays, afin de lutter contre la menace communiste. 8
L’un des genres les plus touchés par la propagande fut la science-fiction. C’est l’un des plus intéressants car on peut aborder des sujets sérieux voire effrayants sous forme de métaphores ou d’allégories. Souvent les envahisseurs représentent plus ou moins subtilement la menace “rouge”, mesquine, maléfique, dont le seul objectif est de détruire l’Amérique. Les Américains, en revanche, sont décrits comme héroïques avec de nombreux atouts et surtout le respect des traditions américaines. Dans le même temps, les États-Unis exposent leur force militaire. En effet, pour combattre de dangereux extra-terrestres, ou d’autres menaces, l’armée doit faire appel à des armes de plus en plus sophistiquées qui symboliseront la puissance militaire américaine de cette époque.9 La science-fiction a un impact d’autant plus fort qu’elle représente un monde fictif mais qui peut potentiellement exister. Le fait que souvent on ne parle pas clairement de l’URSS dans ce genre, indique que l’ennemi est caché mais menaçant voire peut-être même invincible. Le film The Thing from Another World en 1951 représente bien cette façon de faire, avec son savant dangereux coiffé d’une chapka et son soldat américain étant la personne raisonnable qui parvient à provoquer la fin de l’extraterrestre avec l’aide de la puissante armée américaine.
Les films d’espionnage étaient également utiles au Soft Power américain par leur représentation du monde contemporain de manière réaliste, donnant au spectateur le sentiment de regarder un film reflétant la situation réelle. Ce genre traite de sujets concrets et montre de nouvelles institutions comme la Central Intelligence Agency créée en 1947, connue pour ses actions d’espionnage des communistes pendant la guerre froide, souvent sous un jour positif. Bien sûr, le camp adverse est dépeint négativement, doté d’un gouvernement tordu et oppressif, afin de contraster encore plus. L’ennemi est constamment derrière un plan machiavélique qui peut non seulement être destructeur pour les États-Unis mais aussi pour le reste du monde, monde qui sera finalement sauvé par le héros américain.
Le manichéisme semble être la norme à travers laquelle les États-Unis imposent leur vision du monde, créant des stéréotypes de leurs ennemis, mais il n’est nulle part aussi fort que dans les films d’action, qui sont encore un puissant outil de soft power à ce jour. Ils ont deux points forts : ils attirent beaucoup de monde, étant souvent accessibles à tous les publics, et ils divertissent beaucoup plus le spectateur, le distrayant de la propagande qu’on lui nourrit. En effet, le spectateur s’identifiera au héros, le verra comme un modèle de comportement. Tenu à fleur de peau tout au long du film, le spectateur apprend à s’attendre et à espérer une fin heureuse, toujours représentée par la victoire du côté américain, le fameux « happy end » d’Hollywood. La saga Rocky est assez représentative de ce point de vue. Le héros principal, Rocky Balboa, représente l’Américain typique. Dans le quatrième volet sorti en 1985, il affronte un boxeur russe, caricaturé en machine froide et sans cœur, affrontant un Rocky humain, soutenu par sa famille et ses amis, qui surmonte les obstacles ; il en sort profondément blessé mais grandi. Le réalisateur veut que le public soit effrayé par ce personnage d’origine soviétique en le rendant terrifiant. Pour aller plus loin, un grand nombre de films vantent les mérites de l’armée américaine et la glorifient ainsi. On peut par exemple citer Midway réalisé en 1975 ou encore deux autres films plus connus du grand public : la saga Rambo commencée en 1982 et Top Gun en 1986 de Tony Scott. Tous ces films montrent de manière différente la force de l’armée américaine, sa capacité matérielle et la bonne foi de ses dirigeants toujours prêts à sauver le monde. Il est important de noter l’énorme implication de Washington et du Pentagone dans cette industrie, en leur prêtant de l’argent et du matériel, après une courte pause causée par le divorce temporaire entre le gouvernement et Hollywood pendant la guerre du Vietnam. 10 11 Les films d’action de ce genre ont surtout connu leur apogée à la fin de la guerre froide, à partir des années 1970 et de la présidence de Reagan, avec l’arrivée des films à très gros budget et grand spectacle, les blockbusters.
Tout au long de la Guerre Froide, le cinéma européen est particulièrement exposé à tous ces genres de films venant directement des États-Unis. La première explication de cette influence est leur nombre : plus de 2000 films attendaient la fin de la guerre pour être exportés vers l’Europe, et même une fois cette source épuisée les Etats-Unis ont conservé un rythme de production bien supérieur à tout autre pays grâce à leur très fort marché intérieur et leur position internationale. Cette énorme industrie cinématographique est également assurée de faire du profit, et les producteurs ont donc été et sont toujours beaucoup plus généreux en Amérique qu’en Europe, ce qui va conduit à la création de blockbusters. L’Europe ne pouvait rivaliser, ni en nombre ni en budget, et il ne restait donc que deux industries cinématographiques nationales de réelle ampleur : la France et l’Italie. Toutes deux ont tenté d’affirmer leur souveraineté par des lois protectionnistes, mais avec des résultats mitigés pour l’industrie italienne qui s’effondrera progressivement.
Seule la France, qui a réussi à signer des traités avantageux imposant des quotas de films français à montrer dans les salles et l’associant à une industrie cinématographique financée par l’État (merci le CNC), a conservé une position forte contre l’influence des États-Unis en contenant leur avance à environ 40 % de films diffusés après la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 70 et l’inévitable vague de blockbusters.12 13 De plus, ce n’est que le côté économique de cette guerre culturelle, l’influence artistique des deux pays a également été grande ; L’Italie avec ses westerns spaghettis et la France avec la Nouvelle Vague, entre autres, ont toutes deux inspiré des réalisateurs du monde entier et notamment aux États-Unis (mais d’autres sont bien plus compétents que moi pour aborder cet aspect).
IV – Fin de la Guerre Froide, avenir incertain pour un cinéma américain maintenant très dépendant de ses exportations
Puis, la guerre froide prit fin, et les États-Unis, ayant gagné la guerre culturelle, ont dû encore adapter leur propagande au nouveau climat géopolitique. D’abord en colonisant cinématographiquement l’Europe de l’Est, tâche facilitée par l’effondrement des gouvernements communistes qui contrôlaient également l’industrie cinématographique, et d’autre part en trouvant un nouvel ennemi, un nouveau paradigme manichéen à travers lequel présenter le monde. Alors que la figure du Russe stéréotypé est toujours présente dans le cinéma américain, la fin de la guerre froide marque le début de la mise en avant du stéréotype Arabe, d’abord allié contre les communistes puis devenu ennemi après le 11 septembre14. Après un long combat contre les industries cinématographiques européennes, l’Amérique est enfin hégémonique grâce à ses politiques économiques et culturelles très agressives combinées à un énorme marché intérieur, et l’est toujours à ce jour. Ses valeurs et ses symboles sont connus de tous et ont été principalement transmises par le cinéma avec l’aide active du gouvernement américain. Aujourd’hui, Internet accomplit encore plus cette tâche, et si la situation du cinéma américain en Europe n’a pas profondément changé au cours des dernières décennies, Hollywood a encore de nombreux marchés sur lesquels s’étendre : la Chine est par exemple sa principale cible actuellement, tout en étant aussi son nouvel adversaire15, tandis que l’Inde bénéficie toujours de son industrie cinématographique exclusivement nationale, faisant de ces pays un marché se chiffrant milliards de consommateurs potentiels du produit commercial qu’est devenu le cinéma.
Bibliographie :
1 Portes, J. « Hollywood et la France, 1896-1930 ». In: Revue Française d’Etudes Américaines, N°59, February 1994. pp. 25-34. www.persee.fr/doc/rfea_0397-7870_1994_num_59_1_1525
2 Tholas-Disset, C. « Guerre des images et Hollywood patriote ». IdeAs. 12 July 2017. http://journals.openedition.org/ideas/1865
3 Seguret, O. (1994, 31 décembre). « Les aventures de la Ufa, colosse du cinéma allemand “Une histoire du cinéma allemand : la Ufa”” de Klaus Kreimeier ». Libération. https://www.liberation.fr/culture/1994/12/31/les-aventures-de-la-ufa-colosse-du-cinema-allemandune-histoire-du-cinema-allemand-la-ufa-de-klaus-kr_115678/
4 Nicolli, M. Colli, A. “The Invisible Army : Hollywood besieging Europe” Universita Commerciale Luigi Bocconi. https://www.academia.edu/9041905/Invisible_Army_part_B_
5 Thompson, K.. ‘The End of the “Film Europe” Movement’. In T. O’Regan & B. Shoesmith eds. History on/and/in Film. 1987. https://wwwmcc.murdoch.edu.au/ReadingRoom/hfilm/KRISTIN.html
6 Petit, S. « Frank Capra et le cinéma de propagande ». La Cinémathèque Française. 17 January 2017. https://www.cinematheque.fr/article/980.html
7 Garçon, F. « Du cinéma comme arme économique : le cas américain ». In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°19, July 1988. pp. 99-102. www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1988_num_19_1_2041
8 d’Almeida, F. (2003). L’américanisation de la propagande en Europe de l’Ouest (1945-2003). Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 4(4), 5-14. https://doi.org/10.3917/ving.080.0005
9 Milligen, S. “American science-fiction and the Cold War”. Irish Journal of American Studies. pp. 243-247. 1999. from http://www.jstor.org/stable/30002680
10 Valantin Jean-Michel, « Chapitre 1. Le cinéma de sécurité nationale et l’identité stratégique américaine : les liens structurels ». Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d’une stratégie globale. 2010, p. 11-24. https://www.cairn.info/hollywood-le-pentagone-et-washington–9782746714151-page-11.htm
11 Collier, C. « Cinéma et Propagande aux Etats-Unis ». Ecole de Guerre Economique. November 2005. https://www.ege.fr/sites/ege.fr/files/fichiers/hollywood_propagande.pdf
12 Hubert-Lacombe, P. « L’accueil des films américains en France pendant la guerre froide (1946-1953) ». In: Revue d’histoire moderne et contemporaine.1986. pp. 301-313. https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1986_num_33_2_1362
13 Forest, C., & Serceau, M. « Chapitre III. La réception inégale du cinéma américain » 2014. In Le Patis. doi :10.4000/books.septentrion.9939
14 Elayan, Y. “Stereotypes of Arab and Arab-Americans Presented in Hollywood Movies Released during 1994 to 2000.”. 2005. East Tennessee State University. https://dc.etsu.edu/etd/1003
15 Béloeil, M. « La Chine et Hollywood : le mécène devient menace ». Courrier international. 2017. https://www.courrierinternational.com/article/cinema-la-chine-et-hollywood-le-mecene-devient-menace