Cet article est principalement fondé sur les travaux de l’économiste-sociologue Bernard Friot et de son association Réseau salariat.

Malgré ses défauts, le capitalisme est souvent vu comme indépassable, au mieux réformable. En effet, le communisme aurait échoué systématiquement. Les détracteurs du communisme seront alors étonnés d’apprendre que la classe ouvrière a progressivement imposé ses institutions communistes en France à partir de 1946. Nous en aborderons trois dans l’article suivant.

Le salaire à la qualification personnelle

     Dans la première phase du capitalisme, il y a le louage d’ouvrage. Pour répondre à la demande de marchandises de ses clients, l’entrepreneur capitaliste fait appel à un ouvrier. Il peut lui-même faire appel à des ouvriers ou sa famille, l’essentiel étant que l’ouvrage soit livré à temps. Il s’agit bien de travail à la tâche. Travail à la tâche que l’on retrouve aujourd’hui avec Uber par exemple. Dans ce cas, la plateforme centralise les commandes, puis des prestataires considérés indépendants répondent aux services. La plateforme endosse le rôle de l’entrepreneur, le livreur/chauffeur de l’ouvrier. Ce système de rémunération est idéal pour la rentabilité du capital. Celui-ci amenant à une soumission extrême aux capitalistes et à une concurrence insupportable responsable des conditions de travail et de vie médiocre, les ouvriers se sont organisés collectivement.

Par des luttes sociales durant le XXe siècle (au lendemain de la Première Guerre mondiale, sous le Front populaire et dans les années 1950-1970 notamment), ces travailleurs organisés en syndicats ont obtenu que la rémunération ne soit plus directement liée à la tâche, mais à la valeur attribuée collectivement au poste de travail, c’est-à-dire l’emploi. D’un point de vue juridique, la loi du 24 juin 1936 – fournissant un cadre juridique à la signature des conventions collectives – est particulièrement importante. Le capitaliste devient responsable vis-à-vis des travailleurs. Il est désormais perçu comme exploiteur, alors qu’auparavant cela était dissimulé derrière la relation commerciale, l’antagonisme de classes devient donc évident. Le contrat de travail est révolutionnaire. Cependant cela laisse les travailleurs soumis, dépendants des capitalistes car il y a la menace du chantage à l’emploi.

Les luttes sociales ont acquis un autre mode de rémunération : le salaire à la qualification personnelle. On peut parler de communisme. Le chantage à l’emploi n’est plus possible car le salaire est rattaché à la personne. Il n’y a plus de flicage permanent du travailleur. Par exemple, en ce qui concerne le grade du fonctionnaire (luttes allant de 1906 jusqu’à sa vraie mise en place par Maurice Thorez en 1946), il y a une progression d’échelon à l’ancienneté ou en fonction de critères définis par les pairs dans des commissions élues, ainsi que par concours. La qualification étant attribuée avant la production, elle permet au fonctionnaire une marge de manœuvre dans son travail. Un salarié du privé prenant sa retraite voit la qualification de son poste devenir la sienne : il ne doit plus se soumettre au marché du travail pour être payé.

L’affirmation de la propriété d’usage

La propriété lucrative consiste en un patrimoine qui n’est pas directement utilisé par son propriétaire. Le propriétaire d’une usine fait travailler des salariés, le propriétaire d’une maison ou d’un terrain les loue, etc. La propriété lucrative permet à son détenteur d’en obtenir un revenu qui a été créé par le travail d’autrui.

À son opposée, on trouve la propriété d’usage. Celle-ci passe par la jouissance d’un patrimoine que l’on consomme soi-même. Il s’agit de la voiture qu’on utilise, du terrain qu’on cultive, de la maison qu’on habite, etc.
La propriété d’usage n’est donc pas directement source de revenu. Le terrain dont est propriétaire quelqu’un peut lui permettre de produire des légumes, la machine du travailleur indépendant de travailler ; mais finalement, la rémunération qui en est tirée provient du travail.

La propriété lucrative bloque la propriété d’usage. Le locataire d’un appartement ne peut pas l’utiliser comme il l’entend mais doit le rendre dans son état initial, les salariés de l’entreprise n’ont pas le contrôle sur les outils de travail ; bref, ces deux types de propriété sont contradictoires.

Nous proposons d’abolir la propriété lucrative à l’avantage de la propriété d’usage. Mais si les investisseurs capitalistes ne peuvent pas tirer de profits de leur propriété, pourquoi continueraient-ils à investir ?

De ce côté-là, une peur est visible: celle que ces capitalistes quittent le pays, avec leurs richesses et investissements. On voit ça avec les discours médiatiques, politiques et les baisses d’impôts pour les plus riches (sous le mandat Macron avec la suppression de l’Impôt de solidarité sur la fortune, mais de manière générale on prend de moins en moins aux riches depuis les années 1980).

Prenons un exemple d’investisseur capitaliste pour saisir les conséquences de la propriété lucrative: notre investisseur prétend apporter 3 millions d’euros pour une entreprise. Ces millions, il les a en titres financiers. Mais pour payer les salaires et les machines, il doit bien les convertir en monnaie. Cette monnaie, c’est de la monnaie en cours. Les titres ne sont pas un stock de valeur mais des droits de propriété sur une partie de la valeur en train d’être produite. Donc, notre investisseur n’apporte rien, il ponctionne la valeur créée par le travail d’autrui.
De plus, une fois la production de ses salariés réalisée, il en tirera un profit au seul motif de sa propriété de l’entreprise (explication dans la partie « La théorie de l’exploitation de Marx »).

Nous pouvons aussi prendre l’exemple des business angels. Un article de Réseau salariat l’illustre :
« Lorsqu’un créateur d’entreprise mûrit son projet, le plus souvent, il n’a pas de fortune personnelle à investir. On trouve en effet dans cette catégorie de personnes des jeunes diplômés, ingénieurs ou informaticiens, et des cadres d’entreprise au chômage.
Donc, pour financer son entreprise avant qu’elle ne génère les ventes suffisantes, il lui faut lever des fonds c’est-à-dire réunir les financements nécessaires au démarrage de l’activité (frais de développement, équipements, etc.).
Il va donc émettre et vendre des parts de sa toute jeune entreprise à des investisseurs. […]
Les investisseurs, quant à eux, n’acceptent de mettre de l’argent dans l’entreprise qu’à la double condition que d’autres partagent le risque (banques et collectivités locales en particulier), et qu’ils aient l’assurance de revendre leurs parts deux à trois fois leur valeur initiale cinq ans plus tard. Sachant que dès le départ ils auront déduit leur investissement de leurs impôts (ISF en particulier), leur risque est bien couvert.
Parfois, le créateur d’entreprise lui-même a fait l’hypothèse de revendre ses parts à une autre entreprise, beaucoup plus grosse, avec une coquette plus-value, pour en créer une autre. Dans le jargon on parle de serial entrepreneurs, non sans référence aux serial killers des faits divers tragiques.

Quel que soit le cas on y voit la doctrine des capitalistes : “je te pique, je te prête, tu me rembourses (avec des intérêts).” »

Mais finalement quelle part de la richesse totale revient aux capitalistes (profit, provenant de la propriété lucrative) et aux travailleurs (salaires, que ce soit direct avec le net ou indirect avec les cotisations sociales) ?

En 1980, 30% du produit intérieur brut (richesse totale) allait au profit, 70% au salaire.
En 2010, 40% profit, 60% salaire. Pourquoi ? Parce que le taux de cotisation a diminué (sachant que le salaire à la qualification personnelle est financé par la cotisation).
On constate principalement deux choses. D’une part le profit (qui, rappelons le, est une ponction sur le travail) est en hausse et est parasitaire. Sur les 800 milliards qui lui est revenu en 2010, 400 sont allés dans le vide, 400 dans l’investissement. Sachant que si les capitalistes investissent, c’est simplement pour obtenir davantage de profit l’année suivante.
D’autre part, malgré l’offensive du patronat contre la cotisation, elle représente, en 2010, 550 milliards. Ce qui démontre qu’il n’y a pas besoin de l’emploi pour attribuer un salaire, un salaire émancipé du marché du travail.

Désormais nous allons voir comment investir sans capitaliste.

L’investissement par la subvention

Procédons à quelques rappels historiques sur la Sécurité sociale.
En novembre 1945, Ambroise Croizat, communiste, devient ministre (seul ministre du travail ayant été ouvrier). Soutenu massivement par les classes populaires, il commence à mettre en place le Régime général de la sécurité sociale. Cette révolution sociale étant insupportable pour De Gaulle, il démissionne de son poste de président.

Dès le départ, il socialise le tiers de la masse totale des salaires. Ce budget énorme est géré par les travailleurs. Plus précisément, dans des caisses gérées au 3/4 par des élus représentant les salariés, 1/4 pour le patronat.

Ces caisses avaient aussi un rôle d’investisseur. Ainsi, doubler le taux de cotisation maladie a permis à partir de la fin des années 1950 de créer les Centres hospitaliers universitaires. N’ayant pas eu besoin d’emprunts auprès de capitalistes pour cet investissement, le personnel hospitalier a pu se concentrer sur son travail plutôt que sur une dette à rembourser (aussi permis par leur salaire à la qualification personnelle).
C’est une véritable démocratie sociale, du communisme (c’est-à-dire la gestion de l’économie par les travailleurs eux-mêmes) qui a été mis en place.

Cependant, le patronat a lancé rapidement une offensive. Il ne pouvait pas laisser aux travailleurs un budget équivalent à une fois et demi celui de l’État, cela démontrait l’inutilité et le parasitisme de la classe capitaliste.
Ainsi il s’est servi de l’État pour reprendre progressivement le contrôle. D’abord en 1948 avec le contrôle financier, puis par la réduction des pouvoirs des conseils et professionnalisation des dirigeants des caisses en 1960. Enfin, en 1967, De Gaulle (adversaire du mouvement social) instaure le paritarisme, c’est-à-dire une représentation égale pour les travailleurs et le patronat, contre 3/4-1/4 auparavant. De cette manière, il suffit au patronat de s’allier avec un syndicat de travailleurs (il y a souvent un traitre, coucou la CFDT) pour avoir une majorité. On ne s’étonnera pas qu’à partir de là, le taux de cotisation a gelé, voire diminué.

Dans cette continuité, dès les années 1990, l’impôt a progressivement remplacé la cotisation. L’impôt étant sous le contrôle du gouvernement alors que la cotisation (surtout au début) par les salariés, l’arnaque est visible.

Au moins vingt ans de gestion ouvrière ont donc montré que nous n’avons pas besoin d’investisseurs capitalistes. Que nous pouvons investir nous-mêmes, démocratiquement, sans dette, taux d’intérêts ou, de manière générale, sans quelconque ponction qu’effectue le capitaliste sur notre travail, notre production.

Conclusion

Il n’y a rien d’utopique là-dedans. Ce sont des recettes que nous connaissons et appliquons/avons appliqué depuis des décennies, avec succès. Il suffit d’étendre ces institutions. Par exemple, Réseau salariat propose de verser progressivement à tous les majeurs ce salaire à vie, allant de 1500 à 6000€ par mois selon la qualification de l’individu. Financé par la socialisation — dans une caisse des salaires — de 60% de la valeur ajouté du pays.
N’oublions pas que « le tiers des plus de 18 ans perçoivent un salaire directement (fonction publique, statuts, retraités) ou indirectement (salariés de la métallurgie, de la chimie ou de la banque, branches avec un droit à la carrière) lié à leur personne. Et il faut y ajouter, effectivement, les libéraux de santé de secteur 1, certes payés à l’acte — une situation qu’il faudra dépasser —, qui perçoivent le salaire socialisé de l’assurance maladie, un salaire lié à leur qualification et qui leur est garanti pratiquement dès l’ouverture de leur cabinet du fait de la solvabilisation de leur patientèle ! » [11]

15% de la valeur ajoutée irait à une caisse d’investissement, pour financer démocratiquement les projets.

15% serait attribué à l’autofinancement de l’entreprise.

10% pour rendre gratuits les services publics essentiels.

Bref, il faut étendre le champ de la démocratie à l’entreprise. C’est ça le communisme.

[1] Entretien avec Claude Didry : https://www.revue-ballast.fr/le-salariat-une-classe-revolutionnaire-entretien-avec-claude-didry/

[2] Le documentaire « Une histoire du salariat » 1ère partie : https://youtu.be/AnfT3rSGC9I

2ème partie : https://youtu.be/bxBbzLaJM7Y

[3] Article scientifique « le salaire universel : un déjà-là considérable à généraliser » : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-60.htm?contenu=article

[4] Article « La propriété lucrative » : https://www.reseau-salariat.info/articles/4718d064effb0023e213c5ede6b324c4/

[5] Vidéo « Suppression du crédit et ses conséquences » : https://youtu.be/UIU1bFQBw9g

[6] Vidéo « L’obstacle à l’investissement c’est les investisseurs » : https://youtu.be/s_baVooQoS0

[7] Vidéo « La répartition du PIB » : https://youtu.be/L4egFh2jbqE

[8] Article « Une autre histoire de la Sécurité sociale » : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/12/FRIOT/54395

[9] Vidéo « Macron : coup d’Etat contre la sécu » : https://youtu.be/JIZuIIwehtI

[10] Article de l’économiste de la santé Nicolas Da Silva : https://www.contretemps.eu/systeme-sante-covid-1/

[11] Entretien « Bernard Friot : La gauche est inaudible parce qu’elle ne politise pas le travail » : https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot-la-gauche-est-inaudible-parce-quelle-ne-politise-pas-le-travail-2-2/

Auteur/Autrice

À propos de l’auteur

«Intello de la gauche archaïque» selon l'extrême droite. «Nietzschéo-marxiste» selon Boltanski et l'économie des conventions

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