Saoulé au mauvais vin de supermarché et las des nouvelles accablantes qui parsèment le quotidien en 2021, je discutai un lundi soir avec un ami des différences notables qui distinguent la France de son voisin helvétique. Après quelques verres de Chasselas et maintes conversations animées, nous parvînmes à un sujet qui fâche, mais sur lequel nos débats s’éteignirent au profit d’un consensus impopulaire : le système politique suisse est largement supérieur au système politique français, et ce dernier devrait s’en inspirer.
Cette conclusion ferait crisser les dents de beaucoup de députés français qui critiquent la Suisse sans sourciller en réponse à ceux qui l’envient. Néanmoins, je n’ai pu m’empêcher d’y repenser le lendemain matin, après quelques litres d’eau et une aspirine. Et, même en ayant décuvé, je ne trouvais de défaut à ce constat que la forme, alors j’espère qu’en partageant cette réflexion ici, je saurai froisser l’égo patriotique de certains pour engager une discussion qui puisse porter sur le fond.
Je relève, pour ne pas avoir à le faire plus tard, que le sujet n’est pas d’ordre économique, militaire ou social. Il serait difficile de comparer sur ces points un pays de 65 millions d’habitants, pour un PIB de 2,7 milliard et une superficie de 630’000 kilomètres carrés à un pays de 8 millions d’habitants, pour un PIB de 0,7 milliards et une superficie de 41’000 kilomètres carrés. L’accès à la mer, les relations internationales, l’histoire ou la puissance militaire sont autant d’autres éléments qui font de la France une nation tout-à-fait différente de la Suisse.
Toutefois, si l’on garde en tête les différences principales entre les deux pays, il est loin d’être impertinent de les comparer. Au contraire, il s’agit d’une réflexion intéressante qui permet de mieux comprendre en quoi chaque pays peut s’améliorer, par la comparaison avec son voisin. Le sujet, ici, est donc uniquement d’ordre politique. Il s’agit de déterminer en quoi la France pourrait s’inspirer du système politique suisse pour améliorer le sien.
Cet article n’est pas exhaustif et n’a pas vocation à être une vérité générale ou une prescription. C’est une réflexion personnelle aspirant à lever un débat autour de la façon dont la politique suisse peut être un exemple pour la France. Je parcourrai donc les principales différences entre le système politique suisse et le système politique français, dans le but d’observer en quoi celles-ci peuvent être utilisées au profit du second.
La démocratie semi-directe
Le référendum d’initiative citoyenne (le fameux RIC), l’une des revendications principales du mouvement des Gilets jaunes, est bien connu des citoyens suisses. Ces derniers peuvent, par le biais d’un parti politique, d’une association, ou de façon indépendante, lancer une modification ou une suppression de loi, et il est consulté lorsque l’État prend une grande décision. On distingue trois moyens que possède le peuple helvétique pour légiférer le pays.
- Le référendum obligatoire, c’est-à-dire un vote qui doit obligatoirement être soumis au peuple (c’est le cas lorsque le gouvernement souhaite modifier la constitution, adhérer à un organisme supranational ou instaurer une loi urgente).
- Le référendum facultatif, qui permet de demander qu’un acte législatif, soit une loi fédérale, nouvelle ou modifiée, un arrêté fédéral ou certains traités internationaux, soit soumis à votation populaire. Pour aboutir, le référendum facultatif doit recueillir 50 000 signatures (de citoyens suisses possédant le droit de vote) en 100 jours.
- L’initiative populaire, permettant de modifier la Constitution fédérale. Elle doit recueillir 100’000 signatures en 18 mois. Retrouvez ici un exemple de ce à quoi ressemble une initiative populaire : https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2020/8126.pdf
Dans le cas du référendum facultatif et de l’initiative populaire, la loi présentée doit ensuite être votée par le peuple.
C’est bien en cela que le système politique suisse est qualifié de démocratie semi-directe. Les représentants, élus par le peuple, ont un pouvoir décisionnaire similaire à celui des députés et membres du gouvernement français, mais le peuple peut entreprendre les démarches nécessaires pour exercer son droit de regard et de modification sur les lois de son pays.
En France, par contre, l’initiative populaire (ou citoyenne) n’existe pas, sauf sous la forme de la pétition et du référendum local, deux moyens très restreints et peu efficaces compte tenu du fait qu’il s’agit d’un pays centralisé.
Cet élément, à mon sens, devrait être repris par le système politique français, dont le manque cruel de responsabilité politique du peuple est un des problèmes récurrents. Exempli gratia, en Suisse, les manifestations sont largement moins fréquentes, violentes et dangereuses qu’en France et je crois fermement que c’est au moins partiellement dû à la possibilité de s’exprimer par les urnes. En outre, le clivage entre classe politique et classe populaire est moindre puisque les Suisses, en plus d’élire tous leurs représentants, votent leurs lois.
Les représentants du peuple, élus par le peuple
En parlant de clivage entre la classe politique et la classe populaire, il convient de dire que celui-ci s’accentue en France. L’ENA, symbole de l’élitisme, forme une part non négligeable des hauts-fonctionnaires français. Cet élitisme qui est un fondement du système politique français, dans lequel il est fréquent que les représentants du peuple soient en fait leur exact opposé, pose un problème notable en ce qui concerne la confiance du peuple pour ses représentants et la cohésion nationale.
En Suisse, que ce soit au niveau national, au niveau cantonal (la Suisse ayant un régime décentralisé, chaque canton – l’équivalent relatif du département en France – a une marge de manoeuvre importante) ou au niveau communal, les élus sont issus du peuple. Il s’agit pour moi de l’une des plus grandes différences entre le système français et le système helvétique. En Suisse, il n’y a pas d’écoles d’administration (comme l’ENA), les élus ne sont pas formés pour gouverner, ils sont choisis pour le faire. Cela va de paire avec une professionnalisation limitée du métier de politicien, seules les fonctions politiques nécessitant un travail à plein temps sont vraiment rémunérées, les autres (au niveau législatif cantonal notamment) sont peu dédommagées et elles sont occupées essentiellement par des citoyens qui veulent s’élever dans le monde politique du pays ou qui souhaitent représenter le peuple, c’est le système de milice.
Le système de milice suisse est, par son absence de caste politique, par son lien direct avec la population et par des politiciens aux horizons professionnels divers, très plébiscité au sein de la population. De plus, il s’agit d’un système très peu coûteux, l’un des moins chers de l’OCDE.
Il ne faut pas s’y tromper, la Suisse est aussi touchée par le capitalisme, le lobbyisme, la corruption et le népotisme. Pourtant, les représentants sont, de manière générale, très concernés par les intérêts de la nation et de sa population, dans la mesure où ils sont issus de la masse (et aussi puisqu’il sont davantage élus pour leur profil et leurs capacités que pour leur affiliation à un parti). Il s’agit là d’une différence importante, bien qu’elle relève, j’en conviens, davantage d’une mentalité et d’une histoire propre à chaque pays, que d’une caractéristique réformable du système politique.
Néanmoins, il serait envisageable de dissoudre l’ENA (beaucoup l’ont dit, aucun ne l’a fait) et de progressivement prendre des mesures pour limiter l’élitisme politique en France. Pour creuser le sujet, je conseille un essai court et intéressant de Etienne Ollion et Sébastien Michon, Enquête sur la professionnalisation de la politique en France. Je reste persuadé qu’il est possible de restaurer, sans trop que je sache comment, la confiance du peuple français pour ses élus.
Pour l’anecdote, le président helvétique est Guy Parmelin, qui n’est nul autre qu’un… agriculteur !
La séparation des pouvoirs, partout
En Suisse, le désir de démocratie est tel que la démocratie semi-directe est soutenu par une séparation des pouvoirs qui ne trouve rarement son pareil à l’international. La Suisse compte trois niveaux politiques : la nation, le canton et la commune.
Au niveau national (dit fédéral, car, si le nom de Confédération helvétique peut être trompeur, la Suisse est effectivement une fédération), le pouvoir législatif est incarné par l’Assemblée fédérale. Il s’agit d’une assemblée, constituée de deux chambres.
La première est le conseil national, cette chambre instaurée par la constitution de 1848 est constituée des représentants du peuple, c’est-à-dire que chaque canton y a un nombre d’élus proportionnel à sa population (35 pour Zurich, 12 pour Genève, il y’en a 2oo en tout). La seconde est le conseil des États, la chambre qui représente les cantons, les élus sont au nombre de 2 par canton (sauf les demi-cantons qui n’ont qu’un représentant). En cela, le système suisse se rapproche du système américain, les deux chambres étant respectivement l’équivalent américain de la chambre des représentants et du Sénat.
Il faut noter ici que le référendum obligatoire et l’initiative nécessitent la double-majorité, du peuple et des cantons, pour être appliqués. Cette règle a pour but de protéger les intérêts des petits cantons (ou de certaines communautés linguistiques, d’ailleurs, la Suisse comptant 4 langues nationales), qui seraient sans cela brimés par les cantons comptant le plus d’habitants.
Quant au pouvoir exécutif, il est composé de 7 membres, élus par l’Assemblée fédérale pour une durée de 4 ans, c’est le Conseil fédéral. Le pouvoir judiciaire, lui, est constitué de juges choisis eux aussi par l’Assemblée fédérale.
Au niveau cantonal, les pouvoirs sont séparés également. Le pouvoir législatif est une assemblée d’élus payés quelques jours durant le mois (pour les séances) appelé le Grand conseil. Le pouvoir exécutif est le Conseil d’État, dont les membres travaillent et sont payés à temps plein, eux aussi élus. Le pouvoir judiciaire est exercé par les juges cantonaux.
En ce qui concerne la commune, la dénomination varie en fonction des cantons, mais il y a là aussi des organes élus législatif et exécutif. Le pouvoir judiciaire au niveau communal est plus rare, mais existe. Il est exercé par des volontaires qui sont rarement magistrats, élus pour 4 ans et dont le rôle est essentiellement la conciliation.
Courte vidéo pour mieux comprendre le fédéralisme suisse : https://www.youtube.com/watch?v=U9IAlV_Yjp0
Ce système peut sembler étrange, ou inapplicable en France, mais il a fait ses preuves en Suisse depuis 1848 et j’attends encore une raison (autre que l’intérêt et le profit des plus riches) qui empêcherait la France de développer un fédéralisme et une représentativité optimale pour tous les citoyens de son territoire, ainsi qu’une répartition des pouvoirs, tant géographique que politique. L’idée bien franchouillarde du chef d’État qui règne avec son gouvernement choisi en quasi-maître sur l’ensemble du territoire français depuis Paris est, je l’avoue, assez insupportable à mes yeux.
Le multipartisme jusqu’au gouvernement
Une démocratie presque directe, une classe politique qui est élue parmi le vrai peuple et une séparation des pouvoirs à tous les niveaux, cette triade fait rêver bien des pays. Mais la politique suisse réserve d’autres surprises.
L’une d’entre elles est l’incroyable représentativité des partis dans les pouvoirs politiques. Le Conseil fédéral, composé de sept membres qui se succèdent à la présidence (Primus inter pares) par un roulement annuel, est composé d’élus provenant de partis politiques différents. Cette spécificité permet d’élaborer un consensus populaire, par le biais des élus qui érige le système en champion de la démocratie. Il n’est pas question ici d’une majorité qui élit un parti à la tête du gouvernement et de l’État pour un mandat, comme en France.
Ce système existe évidemment à tous les niveaux, pour chaque réforme communale, cantonale ou nationale, les partis s’affrontent donc dans une bataille politique, dans laquelle le peuple est au centre, pour trouver un compromis qui permettra à la majorité des élus (issus de tous les partis, donc) de se mettre d’accord et de remporter l’approbation du peuple.
Il est clair ici que la France, par la mentalité que son peuple a acquise, ne serait pas en mesure d’instaurer un pareil système, mais il est évident que celui-ci réduit largement les problèmes de langue de bois, de non-dits et de fausses promesses qui minent bien souvent la politique française. En Suisse, il n’y a pas d’opposition ou de majorité, ni même de coalition à l’issue d’une élection. L’opposition se dessine, selon la position de chaque parti, sur chaque votation, sur chaque sujet, tant au niveau législatif qu’exécutif. Ce concept repose nécessairement sur le principe de collégialité, si cher à la Suisse, qui exige que, quelque soit la position des représentants sur un sujet, ils doivent le soutenir et se ranger du côté de la majorité une fois que le sujet a été voté.
C’est ce que l’on appelle, en politique, un système de concordance. S’il est le résultat du fédéralisme et de la démocratie semi-directe, il n’en reste pas moins bénéfique, et atteignable en France. Au prix de quelques réformes qui réduiraient l’influence de certains partis, je crois que la cinquième République pourrait être en mesure de tendre à un système de concordance, c’est-à-dire une démocratie proportionnelle.
Article du journal suisse Le Temps sur le parlement sortant avant les élections de 2019, avec chiffres, statistiques et graphiques : https://www.letemps.ch/suisse/parlement-federal-chiffres-couleurs
Un système fonctionnel et démocratique, mais réalisable ?
Il va de soi que le système politique helvétique est efficace et plus bénéfique pour la population que la majorité des autres systèmes dans le monde. Néanmoins, il convient de s’interroger sur la capacité qu’aurait ce système à s’exporter. Si j’ai laissé entendre à de maintes reprises que la mise en pratique des principales caractéristiques de la politique suisse en France était plausible, il s’avère, sans surprise, que l’affaire est plus complexe.
Beaucoup de politologues et d’historiens, à l’image de Hanspeter Kriesi (une des références en la matière de politique suisse), estiment que la Suisse peut se permettre ce que d’autres pays ne sauraient instaurer. Les causes en sont nombreuses, complexes et parfois incertaines, mais il est clair que tous ces éléments ne sont pas absolus. Ils fonctionnent ensemble. Pour avoir un système “à la Suisse”, il faudrait en copier tous les éléments principaux. Ainsi, le système de concordance serait moins efficient sans le fédéralisme et le bicamérisme si chers aux yeux des Suisses. De la même manière, le système de milice est le résultat d’une société qui n’a connu ni monarque, ni souverain depuis des siècles et dont l’élitisme est moins une habitude.
Par conséquent, la cinquième République, pour s’inspirer du modèle suisse, devrait changer ses institutions en profondeur et mener de grandes réformes visant, en autres, à décentraliser le pays et rendre le régime davantage démocratique.
Pour finir, je me dois de faire preuve de bonne foi et de citer quelques inconvénients que ce système peut apporter. D’abord, il y a les problèmes liés à l’absentéisme et au manque de qualification (face à certains dossiers très techniques et complexes) qu’amène le système de milice. Ensuite, le système politique suisse, et en particulier le système de concordance, est un frein au progrès. A titre d’exemple, le suffrage universel n’a été instauré qu’en 1971 au niveau fédéral (certains cantons ont été obligés d’accorder le droit de votes aux femmes en 1990, seulement) et le mariage homosexuel n’est toujours pas légal. Bien souvent, les âpres négociations sur les textes de lois qui doivent être acceptés par la majorité des élus et par le peuple prennent un temps considérable, qui a le mérite d’élaborer un bon compromis et une loi aboutie, mais l’inconvénient d’être incroyablement chronophage.
C’est cela, les Suisses prennent leur temps et le progrès en pâtit, et c’est paradoxal dans un pays plutôt libertaire, connu pour sa tolérance et pour son ouverture d’esprit. Mais la plupart du temps, les lois sont le résultat d’une volonté du peuple qui exprime son désir de changement. On change la loi après que les mentalités aient changé, on ne l’impose pas. Cette façon de faire est aux antipodes de la politique française ou américaine, dans lesquelles les réformes sont créées par la caste politique, sans l’aval du peuple et souvent avant qu’il ne soit prêt à accueillir le changement. Pour exemple, le blasphème est théoriquement encore interdit en Suisse, or, dans la pratique, il est excessivement rare qu’un citoyen soit condamné pour ce chef d’accusation.
Si les Etats-Unis et la France ont obtenu la dénomination de “pays des droits de l’homme”, il est en fait évident qu’il ne s’agit que d’un concept théorique dont l’écart avec la pratique est symptomatique d’un système politique en inadéquation avec son peuple. J’en rajoute une couche avec un autre exemple, en Suisse, les homosexuels ont sur la papier moins de droits qu’en France. Mais dans la pratique, la communauté homosexuelle est moins discriminée en Suisse, car elle est plus respectée par la population (vous voyez le truc, la loi est un concept théorique qu’il faut faire respecter et si, dans les faits, la population se comporte différemment, ça ne sert à rien).
Voilà, c’était tout pour ce florilège d’idées, en vrac, applicables ou pas, que la France pourrait subtiliser au système politique suisse. Il ne s’agit évidemment ici que d’une réflexion superficielle. Toutefois, elle a été menée en profondeur, à de divers niveaux, par Dominique Bourg, une philosophe et homme politique franco-suisse, dans son ouvrage Helvétiser la France. Je le recommande pour les sceptiques, et pour ceux qui ont l’ambition de creuser ce sujet dont la complexité et l’étendue m’empêchent d’en aborder tous les détails.
D’ailleurs, la complexité du système politique helvétique peut être abordée via le livre de Pierre Cormon, La politique suisse pour les débutants, Éditions Slatkine, 2016.