La « société de consommation » existe-t-elle vraiment ?
Le Block Friday est un mouvement né en 2019 consistant à critiquer la « société de consommation » en pointant du doigt la « surconsommation ». La méthode de lutte consiste à bloquer les magasins lors des soldes du black friday, au nom de l’écologie. Mais ce mouvement ne prend pas de recul par rapport à la consommation : il oublie que nous en sommes pas tous égaux devant les soldes black friday. Alors, nous ne « surconsommons » pas tous.
Il faut comprendre qu’il y a plusieurs types de marchandises. C’est ce que le marxiste Michel Clouscard décrivait dans Néofascisme et idéologie du désir en 1973. Selon lui, les biens se distinguent dans les catégories suivantes :
- Les biens de subsistance, qui servent à vivre. Exemples : la nourriture, les médicaments, le loyer, l’eau, etc.
- Les biens d’équipement, qui servent à mieux faire certaines tâches quotidiennes et qui, quand ils se démocratisent, deviennent nécessaires pour votre ménage ou votre travail. Exemples : une voiture, une machine à laver, un micro-ondes, un ordi de bureau, un téléphone portable, etc.
- Les biens de standing et de luxe, ceux-ci sont des biens de consommation qui sont inutiles et/ou d’une gamme assez élevée. Ils ne servent qu’à avoir un confort dont on pourrait largement se passer, ou ne servent uniquement à montrer sa richesse.
Pour Michel Clouscard, nous ne vivons pas dans une société de consommation car la plupart des travailleurs n’ont accès qu’à une partie plus ou moins limitée des biens d’équipement. Les biens de standing et de luxe (donc les vrais biens de consommation) ne sont pas ou très peu accessibles à la majorité des travailleurs. Avant 1945, la grande majorité des travailleurs, notamment les ouvriers, n’avaient que des biens de subsistance. Mais suite au Front Populaire, au CNR et au plan Marshall, ils ont peu à peu eu accès à des biens d’équipement mais pas aux biens de consommation que sont les biens de standing et de luxe. Et aujourd’hui, ces manifestants du Block Friday, c’est qu’ils se concentrent énormément sur la consommation et que certains d’entre eux pensent que toute personne qui consomme lors du black friday est en train de surconsommer voire même que tous ceux qui font le black friday sont des petits bourgeois. Ils ont probablement en tête le cliché de la bourgeoise accro au shopping.
Mais la réalité sociale est bien éloignée de ce cliché. Les soldes, c’est souvent le seul moment de l’année où les plus pauvres peuvent s’acheter leurs biens d’équipement. Par exemple aux soldes d’hiver 2019, 26% des français ont acheté des meubles et 25% ont acheté du high-tech. Donc ce sont en grande partie des marchandises qu’on peut ranger dans les « biens qu’équipement ». Est-ce qu’on peut parler de « surconsommation » quand une personne achète une chaise ou un ordinateur de bureau ? Pas vraiment. Plus important : on voit aussi que 74% des consommateurs français achètent des vêtements, mais là encore ce n’est pas forcément de la surconsommation. Tout de suite, on imagine le cliché de la bourgeoise, sur les Champs Élysées, qui remplit sa garde-robe jusqu’à ce qu’elle déborde. Mais il ne faut pas oublier que 78% des français n’achètent jamais de vêtements hors des périodes de soldes. Pour beaucoup de gens, ce ne sont pas des achats excessifs, mais ce sont des achats nécessaires. Et même si la tentative de sensibilisation de l’opinion publique aux problèmes environnementaux est tout à fait louable, quand on bloque des soldes, on bloque en grande partie des prolétaires au seul moment de l’année où ils peuvent « consommer ». De plus, au moment du black friday, on est en pleine période de Noël et il faut offrir des cadeaux, ce qui peut-être assez coûteux pour certains. À la télévision américaine, les bourgeois clintonniens aiment se moquer des combats de pauvres dans les rayons, mais il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis la pauvreté est bien plus profonde qu’en France et que les soldes durent moins longtemps. Le black friday, lui, ne dure que deux jours aux États-Unis. On fait le procès de la surconsommation, mais la majorité des gens ne surconsomment pas. Pire, on fait le procès de la surconsommation… uniquement lors des soldes quand les plus pauvres peuvent « consommer » davantage.
Le boycott contre « surproduction », est-ce efficace ?
Autre problème : le mythe comme quoi s’il n’y a plus de consommateurs d’une marchandise, alors cette marchandise ne sera pas produite. Ce n’est pas si simple. D’abord, la thèse comme quoi la demande créerait l’offre ne fait absolument pas consensus, et ce n’est de toute façon pas le seul facteur. Bien sûr, si tout le monde arrêtait de consommer un produit, ce produit ne serait plus fabriqué. Mais ça n’arrivera pas. On ne pourra pas faire en sorte que la Terre entière arrête de consommer chaque produit qui pose problème. On peut, au mieux, diminuer le nombre de clients. C’est possible de tuer une PME qui a peu de clients, mais pas une multinationale qui vend un produit mondialisé. Et créer un mouvement de boycott à échelle mondiale est compliqué.
En termes de surproduction, on sait par exemple qu’Amazon jette des dizaines de millions de marchandises neuves chaque année. Rien que l’entrepôt d’Amazon de Chalon-sur-Saône jette 300 000 marchandises tous les trois mois, et on vient dire aux simples travailleurs qu’il faut qu’ils se serrent la ceinture au nom de l’écologie ! Mais ça ne marche pas comme ça, avec le progrès technique la plupart des marchandises ne coûtent plus grand-chose en production et les entreprises se font une marge tellement énorme qu’elles peuvent se permettre de surproduire l’offre par rapport au nombre réél de demande, pour assurer une disponibilité du produit. Jetter tout ce qu’il y a en trop ne leur coûte pas si cher. On peut arrêter de consommer certains produits, ce que l’on ne consomme pas sera produit quand même pour qu’il y ait une disponibilité. Et ce qui sera de trop sera jeté dans des décharges géantes à ciel ouvert ou brûlé. Parce tout ça c’est des problèmes économiques et écologiques, c’est pas une question morale de « oui mais moi au moins je ne participe pas à ce système », parce qu’en fait on s’en fiche, même en se retenant de tirer quelques avantages matériels de ce système, il est quand même là.
Ce n’est donc pas un problème qui se règle au moment de la consommation (c’est-à-dire en bout de chaine) mais au moment de la production. Il faut se battre pour que les États régulent (voire planifient ?) l’économie et qu’on ait plus cette surproduction se traduisant par du gaspillage et des tonnes de déchets. Il n’y a pas de surconsommation mais il y a une surproduction de certains produits non essentiels. Mais pas de tout les produits, précisons bien. Produisons-nous assez de médicaments, par exemple ? Pas sûr. Et dans les domaines où il y a une surproduction, celle-ci n’est même pas profitable aux travailleurs car comme nous l’avons vu plus tôt, certains ont du mal à accéder à tous les biens d’équipement et encore plus n’ont jamais accès aux biens de consommation. De plus, la surproduction impose des cadences infernales à ceux qui travaillent dans la distribution ou dans les usines, surtout dans les pays avec des droits du travail malheureusement bien moins élevés qu’en France. Car il faut produire toujours plus, et pour moins cher.
Pourquoi ces militants se concentrent-ils sur la consommation ?
Avant de continuer, je dois expliquer pour ceux qui ne le savent pas comment sont définis les trois secteurs économiques. Le secteur primaire désigne les entreprises collectant des matière premières (fermes, mines, chasseurs, etc). Le secteur secondaire désigne les entreprises participant à la transformation des matières premières (usines, manufactures, artisanat). Et enfin, le secteur tertiaire désigne les entreprises de services (salons de coiffure, emplois de bureaux, grande distribution, Éducation Nationale, etc). Et durant le XXe siècle, il y a eu une tertiarisation du monde du travail pour des raisons que nous n’allons pas évoquer ici car ce serait trop long.
Michel Clouscard observait déjà dans les années 70-80 que la gauche parlait de plus en plus de la consommation mais de moins en moins de la production. Enfin, une certaine gauche surtout, la gauche estudiantine et la gauche bourgeoise. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient éloignés de la production. Un étudiant d’une famille aux revenus convenables ou un artiste bourgeois est loin des usines, des mines ou des champs. Avec la tertiarisation de l’emploi, on a de plus en plus de gens qui sont éloignés de la production des marchandises puisqu’ils travaillent majoritairement dans des services, soit en bout de chaine (distribution), soit en dehors de la chaine de production.
Attention cependant à ne pas avoir un discours ouvriériste caricatural : ce n’est pas parce que quelqu’un travaille dans le tertiaire qu’il est embourgeoisé. Les employés du tertiaire ont énormément de statuts variés, contrairement à ce qu’en dit Alain Soral ce ne sont pas que des métiers de bureau ou des emplois « d’Untermensch qui conduisent une bagnole dans Paris ». Le teritaire, ça va de la femme de ménage jusqu’au patron de Uber. C’est vaste.
Dabs tous les cas, beaucoup d’employés du tertiaire restent éloignés de la production, et travaillent dans de petites et moyennes entreprises. Et il y a énormément de statuts et de métiers différents dans le secteur tertiaire. Ces trois facteurs rendent plus difficile l’émergence d’une conscience de classe et un mouvement de masse parlant de conditions de travail, puisque les statuts des salariés du tertiaire sont bien plus variés que ceux du secondaire. Il est bien plus facile de mobiliser une usine de 1200 ouvriers qui ont des statuts proches, un salaire équivalent pour ceux qui sont non-qualifiés et un uniforme de travail que de mobiliser les salariés de nombreuses PME ayant énormément de statuts différents. Dans un pays au prolétariat majoritairement constitué d’employés du tertiaire, il est normal de moins penser à la production des marchandises – donc au travail nécéssaire à leur production – et de plus penser à la consommation puisque c’est davantage dans la consommation que dans la production que les travailleurs vont voir directement des intérêts communs. Même les gilets jaunes parlaient de pouvoir d’achat, de dépenses contraintes, de justice fiscale et de services publics avant de parler de conditions de travail, ce qui a surpris les dirigeants syndicaux de gauche au début, puisque par leurs origines marxistes ils ont l’habitude de traiter les questions sociales par le prisme du travail avant d’en parler par le prisme de la consommation. Et un mouvement social qui se déroule sans grève, et le week-end, c’était pour le moins original.
Il faut tout de même reconnaitre au mouvement du Block Friday…
Même en étant en désaccord avec les militants du Block Friday sur la consommation et la production et que c’est parfois un peu idéaliste,il faut leur faire des concessions. En effet, notre modèle de société met bien le bazar au niveau environnemental, économique et humain. Mais on ne peut pas voir tous les clients des soldes comme des surconsommateurs hédonistes. Les militants du Block Friday mettent le doigt sur de vrais problèmes qu’il faut soulever, mais ont un discours assez simpliste qui prend peu de recul sur ces questions et font parfois des excès de moraline. Ils sont jeunes, sûrement aucun d’entre eux n’a lu Michel Clouscard ni peut-être même aucun auteur marxiste, sociologue ou économiste, c’est donc normal d’avoir des discours simplistes au début. Tout militant est passé par là, par cette candeur du jeune débutant. On ne peut que leur conseiller de s’intéresser un peu plus à ces questions et de se pencher sur Michel Clouscard ou sur d’autres auteurs marxistes pour commencer. Pour Michel Clouscard, ses livres sont difficiles à lire mais on trouve des articles à son sujet sur le net.
Et si on peut reprocher à ces militants les limites de leurs discours qui se concentrent trop sur la consommation, il faut reconnaitre que des militants plus chevronnés ont aussi manifesté contre la surproduction devant Amazon. Bon, ils l’ont fait devant un distributeur qui ne produit rien, mais au moins ils l’ont fait devant un géant capitaliste. L’idée est là. Malheureusement, ce n’est pas dans ces actions-là qu’ils sont les plus nombreux et ce ne sont pas celles qui sont les plus montrées dans les médias.
À côté de ça, le Block Friday développe aussi tout une critique du marketing et de la publicité, critique assez traditionnelle à gauche. Et ça, c’est très bien. Rien à redire là-dessus.
Tout n’est donc pas à jeter là-dedans. On a des jeunes qui débutent, qui manquent peut-être de culture sur ces sujets-là et se trompent, mais qui ont raison de râler contre ce modèle de société où on bourre le crâne du consommateur à coups de marketing et de neuromarketing, et où on produit massivement des marchandises dont on n’a pas forcément besoin, dans des conditions parfois douteuses. Ce qu’il faut à tout prix que ce mouvement évite, c’est de devenir un mouvement moralisateur se rangeant derrière un écologisme bourgeois, ascétique et antisocial, c’est-à-dire l’écologisme qui demande aux plus pauvres de se serrer la ceinture tandis que les multinationales continuent de s’engraisser et de polluer. L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage.
Bonjour,
Il me semble que vous aviez déjà fait une vidéo à ce sujet sur votre chaine Youtube. Je ne l’avais pas regardé, gardant YT pour le divertissement.
Je garde un scepticisme sur Clouscard, que je pense être surestimé malgré son apport très important. Nous disons souvent qu’il est récupéré par l’extrême-droite, mais je le vois surtout utilisé par les communistes marxistes-léninistes ou stalinistes à l’encontre de tous ce qu’ils n’aiment pas. La seule ” vrai gauche ” selon eux-mêmes.
Si la critique du ” gauchisme 68tard ” et l’utilisation du capitalisme des déréglements sociétaux ( les nouveaux marchés… ) est parfaite, il a eu aussi une guerre idéologique entre les tenants de ce marxisme orthodoxe et le freudo-marxisme ( ou globalement allant à l’encontre de l’orthodoxie ), mettant dans le même sac des personnes comme Deleuze, Marcuse, Debord ou d’autres. C’est profondement malhonnête. Malhonnête aussi d’ajouter le terme ” libertaire “, je ne crois pas un instant que Clouscard n’est pas pensé que cela donnerait du tord aux communistes libertaires/anarcho-communistes.
En somme, nous aurions pu trouver un compromis entre un capitalisme social-démocrate libéral et ” libertaire ” et la rigidité verticale stalinienne.
J’en reviens à la société de consommation. Je suis totalement d’accord sur la critique devant être faite sur la production ( et non uniquement de la consommation ), la publicité.
D’accord aussi sur le souhait d’éviter une critique bourgeoise des ” petites gens ” type EELV.
Mais la critique ne doit pas qu’être marxiste/matérialiste.
Il distingue bien le luxe/agrément et bien d’équipement, en expliquant que les classes populaires se sont munis de bien d’équipements essentiellement, mais que la consommation en elle-même concerne les plus aisés.
La situation à changé ( encore ).
La principale différence actuellement se trouve au niveau des prix ( et de certains ” biens ” comme les voitures ou ” service ” comme les voyages ).
Je lis bien les sources sur les soldes, mais qu’est-ce qu’il dit que les achats se servent pas uniquement à changer en masse sa garde-robe sans raison ? Quelle différence y a t’il fondamentalement entre un ” prolétaire ” qui achète plein de choses de mauvaise qualité en renouvellant constamment ; et un ” bourgeois ” qui fait la même chose avec des vêtements plus cher et de meilleur qualité ?
La société de consommation est change selon la façade, mais les idées derrières non.
( Même si les coefficients budgetaires alloués au Logement/Alimentation restent supérieurs aux dépenses de loisirs chez le premier que chez le deuxième… )
Oui obligatoirement les chiffres seront différents, les riches ayant accès à un surplus de production/service.
Cependant, ce n’est pas tellement une question de chiffre mais une question de mentalité.
Si ce surplus était plus accessible, est-ce que les comportements changeraient véritablement ? Est-ce qu’une société de consommation, même socialiste ou communiste, qui donnerait accès facilement aux biens et services non essentiel ( à définir je le conçois ) resterait souhaitable ? Je ne crois pas.
En conclusion, il ne faut pas rejeter sur le peuple travailleur toute la faute de la société de consommation, il n’a qu’un pouvoir partiel en particulier face à la publicité et il doit amélioté matérielle doit être bonne.
Il ne faut pas faire du misérabilisme ou retirer aux travailleurs leur capacité à être responsabe et savoir faire la part des choses entre un minimalisme bourgeois et une boulimie d’objets et de services aliènant les hommes.
( Marx a merveilleusement décrit la condition matérielle des hommes et la lutte entre le bas et le haut. Mais n’oublions pas que le matériel doit améner à l’émancipation, pas être une fin. )
Je m’excuse par avance pour le commentaire immense et j’espère avoir été clair.
Bien à vous,
Roman
Je remarque quelques fautes de frappes, de conjugaison ou d’orthographe, désolé.
Et oui ” je m’excuse ” n’est pas français. Donc plutôt ” excusez-moi ” !