La pensĂ©e de Bernard Friot est loin dâĂȘtre facile Ă comprendre, quand on nây a pas dĂ©jĂ Ă©tĂ© un minimum initiĂ©. Ce nâest pas difficile en soi, mais il va Ă contre-courant dâune grande partie, autant de la pensĂ©e politique de gauche, rĂ©volutionnaire ou pas, que de la pensĂ©e dominante. Cet article va donc remettre certains concepts au clair, afin de permettre au lecteur de comprendre au mieux cette interview qui peut paraĂźtre obscure sur les points cruciaux pour le nĂ©ophyte.
Commençons par prĂ©venir le lecteur que Bernard Friot est communiste et marxiste qui plus est. Et alors que certains sâapprĂȘtent dĂ©jĂ Ă refermer la page en maugrĂ©ant des choses comme « 1000 milliards de mille morts », empressons-nous de rĂ©torquer que par communisme, Friot nâentend pas un idĂ©al lointain que lâon atteindrait grĂące Ă une prise de pouvoir, une rĂ©volution, un rĂ©gime trĂšs autoritaire, menant peut-ĂȘtre Ă une sociĂ©tĂ© sans classes dâĂ©gaux que lâon ne verra probablement jamais. Au contraire, il reprend le sens que Marx et Engels ont dâabord donnĂ© au mot, câest-Ă -dire « le mouvement rĂ©el qui abolit l’Ă©tat actuel des choses.» (L’IdĂ©ologie allemande) Ce nâest pas prescriptif, il nây a pas dâidĂ©al communiste.
Le communisme se construit empiriquement comme ce qui permet de sortir du capitalisme. Et lĂ , arrive inĂ©vitablement la question de pourquoi on sortirait du capitalisme ? Est-ce seulement possible dâailleurs ? Les raisons dâen sortir sont nombreuses et maintes fois dĂ©veloppĂ©es ailleurs, pas la peine de sây attarder. On peut en effet faire ces constats sur notre mode de production capitaliste actuel, tout en sâen accommodant, parce quâon ne peut pas faire autrement, que le capitalisme existera toujours etc. PlutĂŽt que de sortir du capitalisme, on prĂ©fĂ©rera alors le rendre simplement plus supportable, en taxant du capital pour le redistribuer aux pauvres ou en mettant en place des aides (peut-ĂȘtre bientĂŽt un revenu de base). Ne pas vivre bien mal, peut-ĂȘtre, mais exploitĂ© ! Mais, câest lĂ voir le capitalisme comme immuable, indĂ©passable. Or, tous les modes de production ayant dominĂ© avant le capitalisme ont fini par quasiment disparaĂźtre, grĂące Ă la subversion grandissante en son sein dâun autre mode de production. Câest parce que la bourgeoisie naĂźt pendant le fĂ©odalisme et quâelle sâimpose petit Ă petit dans les institutions quâelle conduit au capitalisme. Sauf quâil nây a pas dâinstitution communiste au sein du capitalisme, si ? Câest justement tout lâintĂ©rĂȘt des travaux de Bernard Friot, qui montre que le communisme a dĂ©jĂ commencĂ© Ă sâimposer, mĂȘme si lâon ne le remarque pas forcĂ©ment, et mĂȘme si ceux qui lâont mis en place ne se rendent pas toujours compte que ce quâils ont mis en place EST un dĂ©jĂ -lĂ communiste.
Bernard Friot se prĂ©sente comme historien de la sĂ©curitĂ© sociale, sur laquelle portent ses travaux. En 1946, Ă la sortie de la seconde guerre mondiale, alors que la rĂ©sistance Ă©tait en grande partie communiste et que le PCF Ă©tait au plus fort de son histoire, des ministres communistes sont mis en fonction pendant quelques mois, notamment Ambroise Croizat qui est nommĂ© ministre du travail. Il met alors en place le rĂ©gime gĂ©nĂ©ral de la sĂ©curitĂ© sociale, qui est financĂ©e par cotisations sociales, redistribuĂ©es ensuite sous la forme dâun service public gratuit. Et surtout, jusquâen 1967, le budget de la sĂ©curitĂ© sociale est gĂ©rĂ© par les travailleurs eux-mĂȘmes. Ni lâEtat ni aucun acteur privĂ© nâavait la mainmise sur ce budget. Les travailleurs du soin ne sont pas rĂ©munĂ©rĂ©s selon leur productivitĂ© sur un marchĂ©, dans un rapport au capital mais en fonction de leur utilitĂ© sociale. SâopĂšre alors un changement de ce qui fait valeur.
Outre la sĂ©curitĂ© sociale de la santĂ©, se met en place en 46, le rĂ©gime gĂ©nĂ©ral des retraites, la retraite par rĂ©partition. Une part non nĂ©gligeable de la population française se voit alors attribuer un salaire continuĂ©, dĂ©tachĂ© de lâemploi. Plus dâobligation Ă sâemployer ne signifie cependant pas ne plus travailler. Une part importante des retraitĂ©s nâest pas inactive et va faire des activitĂ©s ou travailler comme bĂ©nĂ©vole par exemple. Ce salaire quâils touchent nâest pas uniquement la reconnaissance de leur utilitĂ© sociale, ils sont Ă©galement reconnus comme producteurs de valeur. Un retraitĂ© ne touche donc pas ce quâil a cotisĂ© pendant ses annĂ©es de travail, mais bien ce quâil produit. Ce nâest donc plus seulement le fait dâĂȘtre dans un emploi qui fait valeur.
La troisiĂšme instance qui se met en place en 46, câest le statut de la fonction publique. Les fonctionnaires ne sont pas payĂ©s en fonction de leur poste, mais en fonction dâun grade, dâune abstraction de leur travail, basĂ©e sur leur qualification. Ils ont une garantie, dâune part, de ne pas perdre leur emploi et dâune autre de ne jamais voir leur salaire baisser, puisquâils ne peuvent pas devenir moins qualifiĂ©s.
Ni les retraitĂ©s ni les fonctionnaires nâont Ă prouver en permanence leur utilitĂ© sociale, leur productivitĂ©, câest le dĂ©jĂ -lĂ rĂ©volutionnaire dâune autre pratique de la valeur, le dĂ©jĂ -lĂ dâun salaire Ă vie. Nous avons dĂ©jĂ en France le dĂ©but dâinstitutions dĂ©tachant le salaire de lâemploi. Le salaire est forcĂ©ment liĂ© au travail, mais le travail nâa pas Ă ĂȘtre liĂ© Ă lâemploi. Tout lâenjeu est de continuellement tendre Ă augmenter les cotisations sociales pour augmenter la part de salaire socialisĂ©, de dĂ©connecter le salaire de lâemploi et de rattacher le salaire Ă une qualification personnelle et non plus Ă un poste. Cela ne veut pas dire quâon arrivera vraiment un jour au modĂšle thĂ©orisĂ© par Bernard Friot et RĂ©seau Salariat, puisque les conditions matĂ©rielles changent en permanence et rien nâest fixe dans ce modĂšle. Seulement, les conquis sociaux et le dĂ©jĂ -lĂ communiste, ne disparaissent pas et nous permettent dâenvisager la maniĂšre dont on doit nĂ©cessairement continuer cette rĂ©volution dĂ©butĂ©e en 1946. A nous dâen ĂȘtre conscient et de dĂ©cider comment on la continue.
La chaine Twitch des Temps Modernes vous propose l’enregistrement de l’interview de Mr Bernard Friot (avec bientĂŽt une version Youtube)
ici pour la partie 1
lĂ pour la partie 2
Texte de Camatrade Grogu
Organisation de l’entretien et Video ("parkinson style") de Nami
Interviewer (engagées) et BG attitude de Martin__BL